Convaincre la gauche européenne

dimanche 8 janvier 2012, par Arthur MITZMAN

« Par toute une série de dérives, l’espèce humaine a mis en place une machine infernale qui menace son propre camp, sa propre espérance de vie [1]. »

« La course éperdue de l’Occident pour dominer le temps, l’espace et les autres […] a atteint les limites qui mettent en question, pour la première fois depuis son origine, la survie même de l’espèce
humaine [2]. »

En écho aux sombres constatations citées en exergue, l’ONG Christian Aid annonce en mai 2006 que le changement climatique provoquera des épidémies, des inondations, des famines et des guerres dont, rien qu’en Afrique, 185 millions de personnes pourraient mourir avant la fin du siècle 1 [3]].

Nonobstant, en Europe, le marché des quotas d’émissions de CO2 est devenu une bourse comme les autres, une bourse qui, par ailleurs, ne marche pas [4]. Et le « Tout-Marché », dont cette folie fait partie, précarise de plus en plus les peuples du monde, en les obligeant à entrer en concurrence pour de plus en plus bas salaires, que leur imposent les grandes entreprises. Si la main d’œuvre européenne est déjà menacée par la précarisation, la paysannerie chinoise en souffre aussi, et la planète entière payera le prix des désastres environnementaux. Pourtant, une puissante résistance à l’idéologie dominante – beau signe de la volonté de survivre – commence à se manifester dans toutes les couches sociales et tous les pays du monde [5].

En Europe, la gauche modérée, tout comme la droite néo-libérale, vénère le progrès industriel qui pousse la mondialisation. Pour la gauche, cette politique est un reniement des perspectives démocratiques et humanitaires de ses origines. Dans cette contribution, je défendrai la thèse que la fin du culte du productivisme dépendra d’un retour de toute la gauche à son point de départ, comme « parti de l’humanité », ce qui implique aujourd’hui une conscience écologique et sociale de la nécessité d’abandonner le dogme de la croissance.

Cet article développera trois thèses :
• L’ordre néo-libéral mondial émanant des pays anglo-saxons, loin d’être une fatalité qui écraserait toute opposition réelle aux dogmes du progrès mercantile et industriel, est en train de s’affaiblir partout.
• L’arène politique de prédilection pour un large débat sur la décroissance est celle de l’Europe, en particulier celle de la gauche au Parlement européen, où nous devons répandre nos idées en vue des élections et des luttes parlementaires à venir.
• Un programme de transition vers la décroissance montrera à la gauche européenne qu’une réponse efficace aux inégalités accrues, aux catastrophes environnementales et aux guerres sans fin promises par l’actuel ordre mondial exige une transformation écologique et sociale de la société européenne – transformation des principes, des structures et des mentalités dans les domaines de l’économie et de la politique.

L’essor et le déclin du « Tout-Marché » néo-libéral
Depuis l’effondrement du bloc soviétique, une grande offensive idéologique et politique a transformé le paradigme économique mondial. À l’opposé du keynésianisme qui inspirait l’État-providence avant 1980, le néo-libéralisme veut faire croître les bénéfices des entreprises par la réduction radicale du rôle de l’État dans l’économie. Depuis les années quatre-vingts, beaucoup de besoins élémentaires des peuples européens qui avaient été administrés par les gouvernements, comme l’eau, les transports collectifs, l’approvisionnement énergétique, sont devenus des objets pour le commerce privé. En outre, en s’accordant sur l’idée que l’État-providence décourageait la responsabilité individuelle et coûtait beaucoup trop cher, la classe politique tout entière, sociaux-démocrates, libéraux et conservateurs confondus, a avalisé la réduction radicale des dépenses sociales. Même ceux qui s’opposaient radicalement à l’ordre planétaire par la devise : « Un autre monde est possible » et qui se montraient hostiles à l’idéologie et à la pratique du néo-libéralisme, ont dû concéder qu’il régnait partout.

Néanmoins, depuis cinq ans, avec l’essor du néo-conservatisme, on observe aux États-Unis un retour à l’intervention de l’État dans l’économie. Derrière le babillage sur le libre commerce et la démocratie [6], la pratique économique du gouvernement américain devient un keynésianisme militaire. Un État-providence pour les riches [7] s’exprime dans le soutien massif de secteurs clés de l’industrie par les dépenses d’armement et se justifie par une stratégie géopolitique d’accès aux ressources énergétiques [8]. C’est donc la guerre, et non l’ouverture des marchés, qui devient le moyen privilégié d’étendre les bienfaits de la civilisation occidentale sur la planète [9]. La guerre, comme le commerce libre, menace l’environnement et fragilise les peuples.

Qu’il s’agisse du Tout-Marché néo-libéral ou de l’« État-Guerrier » néo-conservateur, l’écart entre les riches et la masse des citoyens croît sans cesse, aux États-Unis comme en Europe. En Europe, le mécontentement populaire provoqué par la fragilisation de la situation des salariés se ressent dans les sondages et dans les victoires électorales de la gauche en Espagne, en Italie et en France. Malgré de vives protestations de la Commission européenne, le protectionnisme s’intensifie [10]. En plus, la dissidence d’une très grande partie de la population européenne a été manifeste aussi bien dans le rejet de la Constitution concoctée par les élites néo-libérales que dans les protestations acharnées contre la directive Bolkestein ou, en France, contre le contrat première embauche (CPE).

Un retour au nationalisme et à la géopolitique antérieure serait sans doute désastreux, mais il est clair qu’avec l’affaiblissement des dogmes néo-libéraux, le rôle de l’État dans l’économie augmente. Malgré cette tendance, les défenseurs du Tout-Marché continuent à demander sa disparition et la gauche s’y oppose trop timidement. Ce dont il y a besoin et de manière urgente, c’est d’une alternative européenne, sociale et écologique au néolibéralisme et au keynésianisme militaire, et de son adoption dans les programmes de la gauche.

La transformation de la gauche au Parlement européen comme objectif
L’Europe est aujourd’hui l’arène où l’on peut être politiquement efficace.
Évitant les haines meurtrières de jadis, les pays européens sont parvenus à réguler paisiblement la plupart des affaires économiques et sociales au sein de l’Union européenne. Depuis des décennies, les normes qui nous gouvernent dans ces domaines ont été établies au niveau supranational de l’UE, qui est devenue l’une des grandes puissances de la terre.

On sait bien que la construction européenne a de grandes carences, qu’elle est ressentie par les peuples comme lointaine et bureaucratique, qu’elle reste dominée, via les innombrables lobbies, par la politique néo-libérale des grandes sociétés multinationales et leur culte de la croissance. On peut penser qu’elle n’est guère démocratique, si l’on excepte le parlement élu au suffrage universel.

Il n’en demeure pas moins que c’est un cadre qui peut et doit être transformé. Sans ce cadre, un retour aux guerres fratricides ne sera jamais exclu. Sans lui, il n’y aurait pas de défense possible pour les peuples européens contre le modèle américain et anglo-saxon, modèle qui menace la planète de la précarité universelle, de la destruction écologique et des guerres de civilisations qui pourraient nous achever plus vite que la dégradation environnementale.

Il faut donc condamner la fixation illusoire des passions politiques sur les échéances électorales des États-nations [11]. Ce n’est qu’à l’échelle d’une Union européenne plus démocratique, plus sociale et plus écologique qu’elle ne l’est maintenant, que l’on pourra parvenir à une société de décroissance.

En effet, en sus de la préservation de la paix européenne depuis un demi-siècle, la construction européenne nous a amené des bienfaits incontestables, surtout en matière écologique et juridique, et ceci malgré ses biais néo-libéraux. La dépollution de l’air, de la terre et de l’eau ne peut se réaliser qu’à l’échelle européenne, et ce sont les directives issues d’une procédure de codécision entre le Conseil et le Parlement qui nous protègent des pires excès de la pollution industrielle.

Cette protection conteste et, en principe, contredit les exigences de l’industrie européenne pour une croissance sans entraves. Un sourd conflit couve désormais dans plusieurs pays entre les lois, imposées par l’UE, qui limitent les niveaux de pollution, et les intérêts des industriels pour l’élargissement des parcs industriels, de la voirie et des aéroports. Partout, les forces dites du « progrès » tentent d’abaisser les normes qui nous protègent contre l’empoisonnement atmosphérique, aquatique et terrestre. Autrement dit, la lutte pour la décroissance nécessaire a déjà commencé, et c’est la législation européenne qui en constitue le premier champ de bataille.

Bien que le conflit autour des normes de pollution ne soit pas encore terminé, il faut admettre de récentes défaites, comme le recul sur la législation communautaire REACH [12] contre les produits chimiques dangereux dans l’alimentation et la pharmacologie. D’un autre côté, le parlement actuel, où la gauche est pourtant minoritaire, a répondu aux vives protestations contre la directive sur la libéralisation des services (Bolkestein) et a permis d’éviter le pire.

Il ne faut donc pas sous-estimer les potentialités du Parlement européen. Il a déjà des pouvoirs importants dans les domaines de l’environnement. En plus, il y a dix-huit mois, la gauche a trouvé assez d’alliés au centre pour s’opposer à la composition de la Commission établie par José Manuel Barroso. Cependant, pour actualiser ces potentialités, il faut concevoir un Parlement où les trois blocs de gauche seront majoritaires et dotés d’un programme social et environnemental contre l’idéologie néo-libérale.

Un programme de transition pour la gauche européenne
Les divers mouvements pour l’écologie sociale, dont celui pour la décroissance constitue la dernière manifestation, ont en commun une résistance de principe contre la société de consommation et le capitalisme industriel qui l’a engendrée. L’écologie sociale réclame en premier lieu un ordre planétaire qui sera durable, ce qui implique d’arrêter le pillage des ressources naturelles limitées et l’empoisonnement de l’environnement par les déchets de l’industrie ou l’utilisation des ressources énergétiques fossiles. Elle ne conteste pas seulement la violence faite à la nature, mais aussi, au nom de la démocratie, le pouvoir des grandes sociétés et leurs machines de coercition mentale : les médias et la publicité [13]. Dans la société actuelle, nos plus hautes valeurs sont noyées sous l’impératif de produire et de consommer des montagnes de bric-à-brac [14].

L’écologie sociale milite pour un ordre associatif fondé non sur la consommation individuelle, mais sur le bien-être social. Sur le plan des structures mentales, elle vise au renoncement de la volonté de conquérir et maîtriser le monde naturel pour lui substituer la recherche de l’harmonie entre l’espèce humaine et la nature. C’est pourquoi elle propose un retour à des économies locales où l’artisanat et les petits cultivateurs dominent.

Il ne s’agit pas de revenir aux niveaux de vie et aux communautés villageoises du Moyen-Âge. N’importe quelle société future est impensable sans un degré de coordination planétaire et des moyens modernes de transport et de communication. L’abandon des haines ethniques qui ont empoisonné l’histoire humaine et le développement d’une conscience planétaire au sein de l’humanité dépendront de la mise en œuvre de multiples niveaux d’identité collective s’imbriquant mutuellement : quartier ou village, municipal, régional, national, continental et planétaire. Sans communications faciles ni voyages possibles pour connaître l’autre, la création de ces identités multiples n’est guère imaginable, mais tout cela devra se développer avec des moyens de transport qui – à l’opposé des voitures particulières et des avions de tourisme de masse – ne compromettent pas l’avenir de la terre.

La réalité apparemment inébranlable de la société industrielle, avec son immobilier immense, ses banques et ses bourses puissantes, ses réseaux planétaires de fabrication et de distribution se dresse de façon radicalement hostile à cette vision de l’écologie sociale. Pour déconstruire cette réalité, pour lui substituer une société durable, saine et juste, il faut mettre à nu et attaquer ses points de faiblesse. On ne peut entreprendre seul ce travail. Nous devrons trouver des alliés dans la gauche traditionnelle qui, à présent, ne sont pas du tout prêts à envisager la déconstruction totale que nous souhaitons, mais avec qui nous pourrons coopérer sur des objectifs tactiques qui serviront notre stratégie.

Á l’échelle européenne, le manque de contrôle démocratique sur les organes de l’UE est intimement lié aux fléaux jumelés de la précarisation sociale et de la dégradation environnementale, qui proviennent de l’hégémonie des grandes sociétés multinationales. Ce n’est que si le Parlement européen acquiert les pleins pouvoirs démocratiques que la gauche pourra contrôler les grandes sociétés et redonner de la sécurité aux populations fragilisées par des décennies d’hégémonie néo-libérale. Étant données les menaces qui pèsent sur l’approvisionnement énergétique et celles d’une dégringolade écologique irréversible et meurtrière, ce n’est que par une vision de fraternité humaine fondée sur l’idée de la qualité de la vie, et non sur celle de la quantité des biens, que la gauche démocratique peut piloter les peuples européens vers un avenir durable et sain.

Pour la mise en œuvre de cette vision, je propose quatre principes :
1) Chaque individu a droit à la nourriture, au logement et aux soins médicaux. La satisfaction de ces besoins essentiels incombe à la société, via des organes démocratiquement élus et contrôlés, pas au commerce privé.
2) Chaque individu a le droit de s’exprimer librement et de participer aux délibérations qui détermineront son avenir ; la démocratie ne sera pas que représentative mais, autant que possible, directe.
3) Rien de ce qui sera produit et consommé ne doit compromettre l’équilibre écologique.
4) La société doit revenir autant que possible à des systèmes de production et d’échange locaux où les producteurs peuvent eux-mêmes déterminer leurs conditions de travail.

Autrement dit : la décroissance sera européenne, démocratique et sociale, ou elle ne sera pas.

Avec un tel ordre social et écologique, l’Europe peut se présenter comme un modèle d’avant-garde pour un changement planétaire.

Quelles mesures s’imposent-elles pour la transition ? Il y en aura de deux sortes : un cadre politique, social et commercial indispensable, et un noyau de mesures économiques et sociales pour créer une Europe sociale et écologique. En conséquence, notre programme doit envisager deux étapes. Avant les élections européennes de 2009 et en vue de la recherche d’une majorité parlementaire, il faut unifier les blocs de la gauche parlementaire autour d’un programme cadre et avancer autant que possible des mesures économiques et sociales. Après ces élections, il restera à s’accorder sur le reste.

Le cadre
La démocratie européenne. Un programme de transition européen commencera par demander une Constitution démocratique pour l’Union, qui donnerait pleins pouvoirs législatifs au parlement et permettrait la désignation et la formation des organes exécutifs par sa majorité. Cette Constitution stimulerait et protégerait les initiatives de la base, garantirait la pleine transparence des décisions et des actions gouvernementales, et elle octroierait aux citoyens une charte de droits humains, sociaux et environnementaux. Elle ne dirait rien des principes économiques et des pratiques commerciales. Elle devra être soumise à des référendums dans tous les pays de l’Union.

La démocratie régionale et locale. L’ère des États-nations approche de sa fin. Autant que possible, les décisions politiques doivent être prises au plus près des citoyens qu’elles touchent, au niveau des régions, des municipalités, des quartiers et des villages. Les décisions communautaires majeures doivent être soumises à référendum. Dans ce sens, le pouvoir serait distribué aux citoyens et non concentré dans les organes de l’UE.

Mettre fin à la précarisation des peuples européens. La gauche au pouvoir doit inverser, à l’échelle européenne, le mouvement de démantèlement des États-providence des pays européens. Elle renforcera les réseaux d’aides publiques pour les malades, les vieux et les victimes du « progrès » industriel, les sans-emploi et les sans-domicile, non seulement d’un point de vue humanitaire, mais pour des raisons politiques : la démocratie s’affaiblit et la réaction xénophobe croît dans des populations dont les conditions de vie sont de plus en plus précarisées.

Révoquer les traités existants. La gauche européenne proposera la révocation des traités de Maastricht, Nice et Amsterdam, dont les principes et les pratiques, dans la mesure où ils installent le « tout économique », sont nuisibles pour le bien-être social et environnemental des peuples de l’Europe et de la planète.

Commerce extérieur, affaires étrangères de l’Europe. L’UE doit rompre ses liens avec l’OMC et s’engager pour le « Fair Trade » [15]. L’UE doit aussi mettre fin aux subventions à l’agro-industrie et utiliser une partie de ces subventions pour appuyer des mouvements de petits cultivateurs en Europe aussi bien que dans les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.

En plus, elle doit s’engager pour la dissolution de l’OTAN, dont la fonction d’instrument des États-Unis pour mener leurs guerres géopolitiques est contraire aux intérêts de l’Europe et de la paix mondiale. Au Moyen-Orient, elle doit s’engager pour la retraite rapide de toutes les forces militaires étrangères à la région et pour la coexistence paisible des deux États d’Israël et de Palestine à l’intérieur de frontières négociées et fiables.

Le noyau
Dompter les lobbies et la publicité. En ce moment, l’ordre de la consommation pathologique est soutenu par deux forces anti-démocratiques : le système des lobbies des grandes sociétés et la publicité. Il faut les dompter par l’action législative. Enregistrement des lobbyistes à Bruxelles, limitation de leur nombre et plus grande transparence de leurs activités constitueront un bon début.

En ce qui concerne la publicité, il faut libérer les citoyens du déluge de paroles et d’images qui n’ont d’autre but que de les convaincre d’acheter des biens dont ils n’ont guère besoin et qui souvent pillent et polluent la terre, au grand dam des générations à venir. On pourrait commencer par la limitation de la publicité pour les voitures particulières et le tourisme de masse par avion, activités aussi nocives pour la santé publique que le tabagisme. En général, la publicité imprimée est nuisible et inutile. Nuisible parce que la quantité énorme de papier utilisée à cette fin contribue considérablement à la disparition des forêts de la terre, l’une des causes du réchauffement climatique. Inutile parce que la comparaison de la qualité et du prix des biens particuliers peut s’effectuer sur l’Internet où l’on peut rechercher volontairement la publicité, sans être obligé de la subir par la télévision et la réclame imprimée.

Les transports. La dépendance généralisée envers les voitures particulières et les voyages aériens menace l’avenir de la planète. En plus, les populations souffrent partout dans le monde de l’extension des voiries qui balafrent les paysages et des aérodromes dont la croissance constante, par leur pollution et leur vacarme étourdissant, met directement en danger la santé de millions d’habitants des métropoles du monde entier. La voiture et l’avion symbolisent l’asservissement de l’espèce humaine aux entreprises qui les produisent et à leur idéologie de la richesse individuelle et de la consommation sans bornes.

Néanmoins, l’asservissement est tellement intériorisé que chaque effort pour limiter l’utilisation des voitures ou les transports aériens sera interprété par la grande majorité des populations comme une atteinte intolérable à leur liberté individuelle. D’ailleurs, la plupart des développements urbains en Europe et en Amérique du Nord n’ont-ils pas été planifiés, depuis 1950, selon l’idée d’une utilisation généralisée des voitures individuelles ? Pour beaucoup, l’automobile est indispensable pour aller au travail. En plus, comment reconstituerons-nous les emplois de ceux qui seront mis au chômage par la diminution de la production de voitures et d’avions ? Que faire ?

En ce qui concerne le problème psychologique des habitudes de mobilité privée, réfléchissons sur le fait que l’augmentation des prix de l’énergie, conséquence de l’épuisement des ressources en hydrocarbures dans les décennies à venir, imposera par lui-même des restrictions de plus en plus sévères à l’utilisation des voitures et des avions. Pour prévenir des réactions irrationnelles, il faut donc que la gauche au pouvoir anticipe et organise cette restriction à l’échelle européenne [16].

On peut imaginer que cette restriction prendrait deux formes : l’une négative et l’autre positive. En négatif, il devra y avoir des sanctions économiques : des taxes de plus en plus lourdes et, éventuellement, un système de rationnement, de l’essence par exemple, ou du nombre de voyages aériens par an ; à un stade ultérieur, il faudra prohiber les vols à l’intérieur de l’Europe et l’utilisation des voitures pour usage privé. À la fin (mais pas pour le programme de transition), on pourrait envisager le déplacement de tous les aéroports actuels à deux ou trois mainports dans les mers autour de l’Europe, à utiliser exclusivement pour des vols intercontinentaux, mainports liés au Royaume Uni et au pays du continent par des chemins de fer souterrains.

En positif, il s’agira d’encourager et de planifier des modes de déplacement moins polluants. Ce qui implique la construction de moyens alternatifs : l’accroissement rapide des réseaux de chemin de fer et de transports urbains et, pour rendre superflus les voyages intercontinentaux, la construction de grands bateaux qui peuvent traverser les océans plus vite qu’à présent. Autre mesure : des subventions domiciliaires pour vivre proche du lieu de travail, se substituant éventuellement aux subventions existantes pour l’achat des voitures qui font la navette entre lieu de résidence et lieu de travail.

Les ressources énergétiques. On parle partout de la nécessité de limiter et de convertir nos ressources énergétiques en hydrocarbures, nocifs pour l’environnement et en train de s’épuiser, aux énergies propres et renouvelables, comme celles du soleil, du vent et de l’eau. Le problème est planétaire, mais on peut mieux initier cette nouvelle politique à l’échelle européenne que pays par pays. La gauche doit soutenir largement un « crash » programme continental pour la recherche et le développement rapide des alternatives aux hydrocarbures et aux centres nucléaires.

Production des biens industriels. On est là au cœur du projet de la décroissance. L’objectif est d’anticiper la création d’économies locales où les producteurs eux-mêmes détermineront leurs conditions de travail [17]. Une gauche européenne au pouvoir pourrait stimuler cette création par des subventions généreuses pour l’établissement de sociétés coopératives et pour la formation artisanale et technique. La gauche doit soutenir et développer les Systèmes d’échange locaux. Ces réseaux de production et d’échange locaux ne sont pas seulement avantageux pour la décroissance, mais aussi pour la participation citoyenne et la culture personnelle.

Néanmoins, pour quelques biens indispensables, la production et la distribution devront rester mondialisées et informatisées. Des trains, des tramways et des autobus, des réfrigérateurs, des aspirateurs et des machines à laver ne peuvent pas être fabriqués dans des ateliers villageois.

La tâche de la gauche sera d’enlever la fabrication de tels produits aux sociétés privées, qui actuellement possèdent les moyens de leur production et d’en faire la propriété du peuple européen. Une administration mixte, des commissions composées de travailleurs, de citoyens et de fonctionnaires de l’Union européenne, planifieront une production de tels biens en quantité suffisante pour ses concitoyens.

En règle générale, le travail de la fabrication en série, qui est monotone et ennuyeux, doit être remplacé autant que possible par l’informatisation et l’automatisation, dans le but de limiter autant que possible la période de travail industriel. Peut-être pourrait-on considérer ce type de travail comme partageable entre tous les citoyens et citoyennes pour un ou deux ans, comme en Suisse aujourd’hui le service militaire.

La production agricole. Utilisant des méthodes empruntées à la fabrication industrielle en série, de grandes entreprises agricoles produisent des aliments de toute espèce, qui se vendent dans des réseaux mondiaux de supermarchés et restaurants « fast-food » : Unilever, par exemple, Carrefour, ou MacDonald. Le plaisir de pouvoir manger des fraises et des ananas en hiver est assombri par notre conscience de la ruine des petits cultivateurs et des petits commerçants provoquée par ce système, des désastres sociaux et des menaces à la santé publique qu’il inflige à nos paysages et nos villes. L’espèce humaine en souffre par la diminution de son contact avec la terre et par la disparition d’innombrables réseaux de quartier autour du petit commerce.

Du point de vue environnemental, la production agricole par de grandes entreprises multinationales est une folie. La concurrence entre ces entreprises pour des bénéfices et des investissements nécessite une utilisation extensive d’herbicides, la culture des OGM, l’alimentation des troupeaux herbivores avec des restes animaux et des hormones (pour accélérer leur croissance) et l’addition de produits chimiques pour augmenter le goût de l’alimentation fabriquée – des choses dangereuses pour la santé des consommateurs. Les résultats les plus clairs de la domination sans entraves de l’agriculture industrielle et de sa consommation organisée peuvent être constatés aux États-Unis, où l’obésité, parmi une population bourrée de viande de bœuf et d’aliments « préparés », est devenue une épidémie [18]].

En dehors de la production, la distribution de l’agriculture industrielle constitue, elle aussi, un crime contre l’environnement. Avant qu’ils soient consommés, le transport des produits agricoles vers des marchés lointains, à travers les continents et les mers, par avion, bateau, camion et chemin de fer, pollue l’air que nous respirons avec les déchets des hydrocarbures des engins ; elle contribue d’une manière importante à l’effet de serre et au réchauffement de la planète [19].

Comme si tout cela n’était pas déjà assez inquiétant, les subventions prodigieuses de ce mode de culture consenties par l’Amérique, l’Europe et le Japon – subventions qui dans l’UE se montent à 45 milliards d’euros par an – sapent la situation économique des petits cultivateurs en Afrique et en Asie, qui ne peuvent guère concurrencer le dumping sur les produits de nourriture de base – sucre, riz, blé – pratiqué par les grandes sociétés de l’agro-industrie. Les marchés locaux sont souvent noyés par ces produits et la vitalité sociale du Sud de la planète en souffre.

La gauche doit en finir avec ces subventions, qui ne bénéficient qu’aux grandes sociétés multinationales. Elle doit revivifier l’Europe des petits cultivateurs.

En utilisant seulement une fraction des subventions actuellement distribuées, l’UE pourrait largement encourager la mise en valeur de l’agriculture organique par des petits cultivateurs qui distribueraient leur production localement [20] – changement qui ferait du bien à l’environnement et à la santé et qui aiderait à restaurer la sensibilité des peuples de la planète pour la nature dont ils dépendent. En plus, en offrant des emplois utiles à beaucoup de jeunes, ce changement améliorerait la cohésion sociale. La distribution des produits agricoles peut être réglée par les marchés locaux [21].

Je n’avance ce programme ni comme une utopie ni comme un modèle à suivre en détail. C’est un point de vue pour un débat inévitable et urgent. Même si l’on convainc les partis de gauche de s’engager dans cette voie, on rencontrera sans doute une énorme quantité de résistances de la part des pouvoirs établis et de problèmes pour son application. Mais une partie de ces idées constitue déjà la propriété commune de la gauche européenne et, pour le reste, elles découlent logiquement des menaces planétaires auxquelles nous sommes confrontés. Si nous voulons assurer un avenir soutenable à nos enfants et petits-enfants, il faut entreprendre, avec un tel programme de transition, la déconstruction radicale du productivisme actuel et la création d’une économie humanisée et durable.


[1« Pour une social écologie », entretien avec Jean-Paul Besset à propos de son livre Comment ne plus être progressiste sans devenir réactionnaire, Fayard, Paris, 2005. Politis, 3 novembre 2005.

[2Jean-Claude Besson-Girard, Decrescendo cantabile, Parangon, Lyon, 2005.

[3The Climate of Poverty. Facts, Fears and Hopes. A Christian Aid Report, May 15, 2006. [http://www.christian-aid.org.uk/indepth/605caweek/caw06final.pdf

[4« Carbon credit errors throw permit scheme into turmoil », Financial Times, May 16, 2006.

[5Même en Amérique du Sud, ancien fief des États-Unis, une gauche populiste défie le grand frère du Nord presque partout. « Latin America’s New Consensus », Greg Grandin, The Nation, May 1, 2006 ; « Latin America’s : Populist Shift », Juan
Forero, New York Times April 20, 2006.

[6Michael T. Klare, Resource Wars. The New Landscape of Global Conflict, Metropolitan Books, New York, 2001.

[7Amy Belasco, The Cost of Iraq, Afghanistan and other Global War on Terror Operations since 9/11, CRS Report for Congress, April 2006. ; Morris Berman, Dark
Ages America. The Final Phase of Empire
, Norton 2006, p. 155, 219.

[8Constatant les impasses sanglantes des premières guerres contre le terrorisme, la paranoïa du régime américain hésite pour sa nouvelle cible entre l’Iran et la
Chine. Cette dernière, accueillie avec bienveillance dans le club néo-libéral pour son ouverture aux investisseurs et pour la disponibilité de sa main-d’oeuvre à bon marché, est de plus en plus perçue par l’administration américaine comme une concurrente géopolitique pour l’hégémonie en Asie et pour les ressources énergétiques planétaires. « Containing China », Michael T. Klare, TomDispatch.com 2006 ; « Hawkish US warns of negative China », Geoff Elliott, Washington correspondant The Australian, March 11, 2006.

[9Chalmers Johnson, The Sorrows of Empire : Militarism, Secrecy, and the End of the Republic, Metropolitan Books, New York, 2004, p. 257.

[10« EU Blames U.S. for Doha Deadlock », Alan Beattie, Financial Times, April 21, 2006.

[11Cela ne veut pas dire que les élections nationales et locales ne sont pas importantes,
mais que, si l’on veut créer une alternative réelle à l’hégémonie du marché néo-libéral et à l’asservissement de l’Europe au pouvoir économique et militaire des États-Unis, il est impossible de s’en remettre à la victoire d’un programme anticapitaliste dans un seul pays : l’échec des nationalisations de Mitterrand en 1981, très vite brisées par la fuite des capitaux, en a montré l’impossibilité.

[12REACH = Registration, Evaluation and Authorization of Chemicals. Erik Wesselius, « Bulldozing REACH – the industry offensive to crush EU chemicals regulation » Corporate Europe Observatory website, March 2005 ; Andrew Bounds et Raphael Minder, « Chemical companies watered down law » Financial Times May 4, 2006.

[13Groupe Marcuse, De la misère humaine en milieu publicitaire. Comment le monde se meurt de notre mode de vie, La Découverte, Paris, 2004.

[14Conrad Lodziak, The Myth of Consumerism, Pluto Press, Londres, 2002.

[15Autrement dit, les pays qui acceptent et mettent en pratique les principes de droits humains, sociaux et écologiques similaires à ceux de l’UE deviendront des partenaires privilégiés avec qui le commerce international sera aussi libre que possible. Vis-à-vis des autres pays, les tarifs douaniers seront rétablis. Étant donné que l’UE restera un marché désirable, une telle politique aidera les forces en faveur de
la décroissance, extérieures à l’UE, à convaincre leurs gouvernements de changer de direction.

[16Yves Cochet, « L’ère du pétrole cher » Le Monde, 12 juillet 2005. « Ce dont je parle ici n’est pas “la fin du pétrole”, mais “la fin du pétrole bon marché”. Cela sera hélas suffisant pour provoquer d’énormes instabilités économiques et sociales, pour disloquer les pouvoirs politiques et provoquer des guerres. »

[17Pour un examen serré de l’aspect socio-esthétique de l’artisanat : Jean-Claude Besson-Girard, op. cit., pp. 99-110.

[18Eric Schlosser, Fast Food Nation, Houghton Mifflin, Boston, 2001, p. 240. La
stimulation du goût des consommateurs pour la viande, produit très lucratif pour l’agro-industrie, a, en particulier, des conséquences graves pour l’équilibre écologique de la planète. Une partie très grande, et grandissante, de la terre cultivable est utilisée pour la culture du maïs afin de nourrir le bétail et non pour la production
des grains ou des légumes. En plus, les grands troupeaux élevés pour l’abattage créent par leurs montagnes de déchets (500,000,000 tonnes aux États-Unis en 2005) une source importante d’ammoniac, un polluant nocif de l’air et de l’eau qui, en devenant nitrate, réduit l’oxygène des lacs et rivières dont la vie des poissons dépend. José Bové et François Dufour, Le monde n’est pas une marchandise, La
Découverte 2000 ; « Cleaning Up Factory Farms » by J.-R. Pegg, Environment News Service. Posted March 2, 2005. [http://www.ens-newswire.com/

[19Serge Latouche, « La déraison de la croissance », L’Alpe, n° 32, 2006 ; Norman Church, « Why Our Food Is So Dependent on Oil », From The Wilderness (web), April 2005.

[20Sylvia Pérez-Vitoria, Les Paysans sont de retour, Actes Sud 2005, pp. 152-158, 209-214.

[21L’Union européenne, à la suite de l’exemple du ministre Vert de l’agriculture en Allemagne, Renate Künitz, a déjà fait un bout de chemin dans cette voie.