Redonner ses chances à l’utopie

dimanche 8 janvier 2012, par Geneviève DECROP

La notion de décroissance, c’est-à-dire la confrontation à la limitation des ressources naturelles, ou plus exactement à la contradiction entre un accroissement illimité de la production de biens matériels et la finitude des ressources, a été jusqu’ici observée essentiellement sous l’angle de l’économie. Il faut dire que les promoteurs de la notion ont été des économistes, à telle enseigne que l’on pourrait croire que la pensée politique et la culture, au sens large, n’ont rien à dire sur le sujet. Si tel était le cas, ce serait désastreux à tous points de vue. D’abord parce qu’imaginer la fin de la croissance économique et son renversement en son contraire sans l’instance politique capable de penser, de décliner et de garantir les articulations sociales, économiques, juridiques de ce renversement ouvre à des visions terrifiantes de chaos, de guerres généralisées, de régressions sociales et culturelles. Comme le faisait remarquer Hannah Arendt, ce n’est pas en retournant une idée perverse qu’on obtient une idée vertueuse. Mais aussi et surtout, parce que le risque est grand de réduire la « décroissance » à un pur problème de physique de la matière, même enrichie des principes de la thermodynamique, comme s’il ne s’agissait pas avant tout de la société des hommes, des rapports qu’ils nouent entre eux et avec l’autre, le non humain, rapports inextricablement pratiques et symboliques. La société qui aura pris en charge l’impératif de la fin de la croissance illimitée ne sera pas une société « décroissanciste », mais une société dont les fondamentaux, nous le pressentons, seront radicalement différents de ceux du monde présent. Bref, il ne faut sans doute pas attribuer à l’idée de décroissance plus qu’une fonction d’électrochoc, en prenant garde à ce que cet électrochoc ne paralyse pas la pensée, mais bien plutôt qu’il soit l’aiguillon capable de remettre en route l’imagination politique et sociologique collective.

Or, inventer en politique, après les catastrophes provoquées au XXe siècle par les utopies totalitaires, est devenu, pour beaucoup, impossible. Si bien que nous nous trouvons devant la gageure de mettre la notion de décroissance en politique, c’est-à-dire de la prendre en charge dans un projet de société positivement orienté – une société de la « vie bonne » – mais que nous ne pouvons le faire sans nous être expliqué avec l’utopie, ou plus exactement avec les développements historiques des projets utopiques.

L’utopie n’est rien d’autre, au fond, que la poussée au bout du principe espérance qui est au cœur de toute entreprise politique. Sans l’espérance, sans l’hypothèse qu’un autre monde est possible, il n’y a pas de politique, il n’y a que la gestion administrative des hommes et des choses. Les « utopies meurtrières » du XXe siècle (nazisme, communisme, maoïsme, « pol-potisme ») ne doivent pas alors fonctionner uniquement comme repoussoir, inhibant toute espérance, mais comme gisements de savoirs et d’expériences collectives dont il est utile et nécessaire de tirer les leçons. Telle est la perspective de cet article : réfléchir aux « conditions de félicité » d’un projet politique alternatif, d’une nouvelle utopie de la vie bonne, qui tienne compte au plus haut point de ce que l’homme est capable de faire à l’homme, pour reprendre la belle expression de Myriam Revault d’Allones [1].

La proposition qui guide cette réflexion est que la perversion des systèmes utopiques totalitaires prend racine dans le projet de redresser « le bois tordu de l’humanité [2] », source des maux sociaux dont les vieilles sociétés sont affligées. L’utopie se propose donc de créer les conditions de production d’un homme nouveau, qui sera, par un mouvement interactif, l’agent de la société nouvelle, elle-même accoucheuse de l’avenir radieux de la promesse utopique. Les utopies totalitaires, aussi diverses soient leurs idéologies, s’organisent d’une part autour de l’idée qu’il n’y a pas de changement radical sans qu’il soit fait d’abord table rase du passé, d’autre part, du postulat que l’homme est produit, et donc susceptible d’être l’objet d’un processus maîtrisé de production. C’est le postulat anthropologique d’une malléabilité, d’une disponibilité totale de l’homme en tant qu’être et, en ce qui concerne la société, la conviction agissante que tout est possible – une idée bien plus lourde de conséquences que le tout est permis des tyrannies et des dictatures. Tout est possible signifie que toutes les promesses de l’utopie, tous les rêves sont réalisables pour peu qu’une volonté politique implacable n’élimine les obstacles et ne se débarrasse des scories laissées par le « vieil homme » et l’histoire, selon la lecture que l’idéologie aura fait de l’histoire et de ses maux [3]. Cette idée-là a conduit directement à un génocide industrialisé et a servi de justification aux souffrances sans nom de dizaines de millions d’hommes, torturés et assassinés dans l’univers de cauchemar qu’ont été les systèmes concentrationnaires, de l’Allemagne nazie à la Chine communiste, en passant par le goulag soviétique.

La tabula rasa, qui revêt aux yeux de beaucoup les couleurs romantiques du lyrisme révolutionnaire, est en réalité une notion paresseuse, qui rejette en bloc tout ce qui fait problème dans le concret de la société à transformer, en renonçant à le penser. Si la propriété est la source de l’exploitation de l’homme par l’homme, eh bien, il suffira d’éradiquer toute notion de propriété individuelle et de lui substituer celle de propriété collective. Une fois le règne de celle-ci réputé établi et sous son couvert, pourront se dérouler tous les processus d’expropriation du plus grand nombre au profit de quelques-uns. Les mécanismes d’appropriation n’auront pas disparu, au contraire, ils pourront se déployer à l’aise, car ce sont les ressources pour les penser et les nommer qui auront été bannies. La tabula rasa est une fiction, mais une fiction agissante, dont le moteur est la terreur.

Dans les milieux antilibéraux et altermondialistes, et dans ceux qui gravitent autour de l’idée de décroissance, ne repère-t-on pas quelques impensés de ce genre, des impensés d’autant plus stratégiques qu’ils se tapissent là où le bât blesse ? La question du pouvoir – et singulièrement du pouvoir politique – est, me semble-t-il, de celles-là. Autant le pouvoir est diabolisé quand il s’agit des institutions du main stream, parce qu’il est assimilé à la violence, à la ruse et à un complot de prédation contre le peuple et la nature, autant il est nié, lénifié, quand il s’agit des collectifs militants. Les dernières mésaventures du mouvement ATTAC, déchiré justement sur la question de la compétition électorale pour le pouvoir et pollué par les soupçons croisés de manipulations de pouvoir internes, sont une intéressante illustration qu’il ne suffit pas de se démarquer de la notion de pouvoir pour être indemne de ses perversions [4].

D’autres questions sont également maltraitées dans l’imaginaire alternatif, tout aussi importantes, celle du travail par exemple, disqualifié parce qu’il est lié au productivisme et qu’il apparaît comme le mot d’ordre du libéralisme.

Dans la mesure où il s’agit de mettre la notion de « décroissance » (ou ce que cette notion recouvre) en politique, il faut s’attaquer d’abord à la question des régulations qui permettront l’arbitrage entre des intérêts hétérogènes ou contradictoires, la délibération, la décision, l’action et l’évaluation de l’action. Sur tous ces points, la pensée, dans la mouvance alternative, est peu élaborée. C’est compréhensible quand on considère la gageure de concilier l’impératif démocratique avec la remise en cause drastique de comportements et de modes de vie individuels. L’impératif démocratique n’est en effet pas remis en cause dans la plupart des collectifs militants. Au contraire, il est fréquemment l’objet d’une exigence d’approfondissement considérable, qui frise parfois la surenchère : dans de nombreux textes alternatifs, on prône une « rupture démocratique » avec le vieux modèle représentatif pour aller vers une démocratie participative, voire pour certains, directe. Il s’agit à la fois de remettre en cause radicalement le libéralisme en économie et de promouvoir les libertés sur le plan politique. Mener les deux projets de front peut présenter certaines incompatibilités.

Au cœur de la difficulté, il y a la question du pouvoir. Il n’est pas seulement diabolisé par les alternatifs, il fait l’objet d’une suspicion générale dans l’opinion française. La fin de règne caricaturale, ubuesque, à laquelle nous assistons en direct en ce début de siècle, le discrédit dans lequel est tombée la classe politique française, toutes tendances confondues, qui parvient à conjuguer impuissance généralisée et accaparement de l’ensemble des lieux de pouvoir – tout cela ne fait qu’augmenter la méfiance des citoyens vis-à-vis de la politique et le sentiment que les institutions représentatives pourrissent inéluctablement ceux qui sont mandatés pour les faire vivre. D’où, dans les milieux alternatifs, le rêve du règne d’une souveraineté populaire retrouvée, pleine et entière, dont on ne doute pas qu’elle soit la clef de l’instauration d’une société harmonieuse, conciliant le local et le global, la justice sociale et les équilibres écologiques, l’extension des droits civiques et sociaux garantis pour tous, etc.

Ce n’est cependant pas un rêve partagé par tous. Certains courants écologiques radicaux pensent, plus ou moins ouvertement, que les menaces sur les ressources, la biodiversité, le climat requièrent des mesures énergiques impopulaires que les régimes démocratiques sont incapables de prendre. À la limite, étant donné la nature des menaces, et face à la question de la survie collective, un pouvoir autoritaire serait un moindre mal.

Ils ont d’ailleurs des références honorables : Hans Jonas, le « père » du principe de précaution, ne croyait pas que la démocratie soit le bon régime politique pour assumer des responsabilités étendues dans le temps et dans l’espace selon des dimensions historiquement inédites [5].

Je défendrai ici, au contraire, l’idée que la démocratie est le régime politique le plus apte à prendre en charge les intérêts sociaux, humains et écologiques, mais qu’il faut la soumettre à deux conditions qui la font cheminer le long d’un étroit chemin de crête : d’une part, la recharger de son potentiel dynamique, de son esprit d’utopie, dont les démocraties contemporaines, et singulièrement la France, se sont éloignées et, d’autre part, ne pas en faire une panacée, un mode d’organisation passe-partout, applicable dans toutes les sphères de la société.

Les régimes dictatoriaux sont catastrophiques sur le plan écologique
Le premier argument qui plaide en faveur de la démocratie est en forme de preuve négative : les plus grands dommages à l’environnement, le pillage des ressources, sont le fait des régimes dictatoriaux et totalitaires. Le régime soviétique, en s’effondrant, a mis à découvert une catastrophe écologique de grande ampleur, de la pollution radiologique démesurée suite à l’accident nucléaire de Tchernobyl à l’assèchement de la mer d’Aral. En Afrique, les dictatures néo-coloniales s’accompagnent du pillage des ressources naturelles, le régime libyen menace le fragile équilibre hydrologique de toute la région, etc.

À l’inverse, la démocratie est le seul régime dans lequel les intérêts écologiques ont réussi à émerger et à être pris en considération, même si cette prise en charge paraît insuffisante aux yeux des militants. La raison profonde en est que la démocratie est le seul système politique qui soit ouvert, c’est-à-dire disposé de façon à accepter dans son espace de représentation des intérêts nouveaux, pour peu qu’ils soient élaborés et portés par des acteurs capables de prendre place dans cet espace, ce qui a été le cas dans quasiment toutes les démocraties occidentales.

La démocratie comme utopie réaliste
La conjonction actuelle de l’affaiblissement du politique, voire sa capitulation devant les intérêts économiques, et de l’ampleur sans précédent des enjeux, donne la mesure du danger et de l’urgence d’une restauration du politique. L’appel au politique et à la démocratie demeurera pure incantation sans un retour sans complaisance sur la notion de démocratie elle-même, sur ce qu’elle est en son fond. Elle n’est pas la mécanique du pouvoir, la tuyauterie de la représentation à laquelle on la réduit généralement, pour demander le plus souvent qu’on remplace quelques tuyaux ou qu’on en rajoute, comme c’est le cas actuellement avec la demande de démocratie participative en France. Il n’y a, la plupart du temps, derrière ces revendications, rien d’autre qu’un désir que le pouvoir change de mains, mais sans qu’il soit touché à son principe. Les mêmes causes produiront les mêmes effets, tant il est évident que la corruption du pouvoir n’est pas à imputer aux individus pris un à un, mais au système tout entier et à la notion fallacieuse et dangereuse du pouvoir qui le sous-tend. C’est l’esprit de la démocratie qui est ici en question, et je voudrais lui apporter ma contribution en développant deux points : premièrement, la solution aux maux du pouvoir n’est pas à chercher dans la restriction du pouvoir, mais au contraire dans son augmentation ; deuxièmement, cette augmentation du pouvoir ne se tient qu’en tant que le pouvoir reste un lieu inappropriable, que le lieu du pouvoir, dans la démocratie, est un lieu vide, comme nous invite à le penser Claude Lefort.

Augmenter et distribuer le pouvoir au lieu de le brider…
L’idée que la solution aux maux du pouvoir est à chercher dans son augmentation heurte en fait profondément l’esprit politique français. La culture politique hexagonale s’est construite autour d’une représentation clef qui donne de la vie politique l’image d’un système de vases communicants. La tradition politique française professe que la souveraineté populaire est d’autant mieux assurée que le pouvoir qui en est issu se concentre dans un petit nombre de titulaires en aspirant le pouvoir diffus dans la société. Et l’on constate que le mécanisme d’aspiration/concentration du pouvoir fonctionne et dans le corps politique des citoyens et au sein des institutions politiques elles-mêmes. Pour les premiers, l’essentiel de la vie démocratique se déroule à l’occasion des élections. S’agissant des secondes, on voit partout la même mécanique du pouvoir à l’œuvre : le gouvernement se renforce au détriment du parlement, le président au détriment du Premier ministre, et ainsi de suite dans tout l’édifice des collectivités publiques et, tout en bas, le maire est un petit monarque dans son conseil municipal. Le pouvoir en France est construit sur le modèle de la domination : il n’est que pour autant qu’il s’impose et ne se partage pas. L’esprit de la monarchie imprègne encore largement la culture politique du peuple régicide [6].

Il y a cependant une autre conception du pouvoir, dont Hannah Arendt – qui peut nous être d’un grand secours dans notre entreprise de revisitation du politique – a donné sa plus dense formulation : loin de toute idée de domination, le pouvoir est d’abord un agir, et un agir collectif, une puissance au sens de la capacité qu’ont les hommes, dans leur pluralité, d’initier de nouveaux commencements, de produire du changement. Que le pouvoir soit d’abord action, c’est bien ce que globalement la société française a perdu de vue, puisque le souci essentiel des « acteurs » politiques est de conserver les places et les postes, ce qui dans les conditions actuelles de la démocratie du sondage se traduit par l’immobilisme. Dans le système actuel, on préfère geler le pouvoir plutôt que de le perdre. Dans la vision du pouvoir comme agir collectif, le pouvoir s’augmente du pouvoir, c’est-à-dire qu’une instance x sera d’autant plus performante qu’elle trouvera du répondant dans l’instance y. Seule cette conception du pouvoir peut engendrer une véritable décentralisation, c’est-à-dire une architecture des pouvoirs enracinée dans le territoire sur le mode de la subsidiarité. Et pour cela, le concept clef est un mot anglo-saxon, intraduisible – et pour cause ! – en français : empowerment. Il signifie ajouter du pouvoir dans la société, en l’infusant aux sans pouvoir, et non pas en enlever.

Il ne s’agit pas de déshabiller Pierre pour habiller Paul, mais pas non plus d’induire une prolifération anarchique de petits souverains. Le politique est une architecture délicate et une règle du jeu très exigeante. Il suppose, d’un côté, un édifice soigneusement équilibré d’instances de pouvoir nettement identifiées, qui ne peuvent fonctionner que sur le mode de la représentation et, de l’autre, un mode d’adhésion des citoyens, que l’on traduira au plus près par le terme « consentement ». Le consentement se distingue du consensus, en ce qu’il est un acquiescement éclairé des citoyens, une vigilance que la part aveugle des consensus tend à désamorcer [7]. Dans certaines circonstances (comme celles d’aujourd’hui), une certaine défiance, que l’on qualifiera de constructive, est de loin préférable à la confiance et au consensus. Le citoyen éclairé du monde d’aujourd’hui est un être à la fois enraciné dans sa cité et distancié vis-à-vis d’elle et, comme le dit Michaël Walzer, il conjugue la solitude et la solidarité. Si l’exercice n’est pas simple, il est cependant loin d’être seulement une vue de l’esprit : on voit se développer ce type d’engagement citoyen sur de nombreux problèmes de société, et fort à propos dans les domaines de l’environnement, de la santé, de l’aménagement du territoire, des droits des minorités et des plus fragiles.

… mais en le désappropriant
Cependant, le danger du pouvoir est dans la tentation de la maîtrise, dans la tentation de son extension indéfinie. Tout pouvoir qui s’installe s’efforce de s’assurer sa perpétuation et pour cela est fortement tenté de mettre la main non seulement sur le présent, mais surtout sur l’avenir. Le génie de la révolution démocratique est d’aller à l’encontre de cette logique du pouvoir. L’« invention démocratique », pour reprendre les termes de Lefort, consiste dans la désintrication, la dissociation du pouvoir en pôles distincts et distants. Là où l’Ancien Régime verrouillait la légitimité du pouvoir en nouant solidement le pouvoir, la loi et le savoir sur une seule tête, monarchique, les révolutionnaires du XVIIe installent un espace à découvert, disponible pour le déploiement du politique. Hannah Arendt dirait « un espace public d’apparition ». Lefort parle quant à lui, d’un lieu vide, inappropriable, au sens où ceux qui l’occupent n’en seront que des locataires provisoires, un espace ouvert à l’indétermination. La rupture est considérable et l’aventure inouïe, à tel point que les tentations de refermer cet espace, de rabattre le pouvoir sur lui-même ont été nombreuses, puissantes. Le totalitarisme en est la plus aboutie : omniscient, omnipuissant, le chef politique y incarne à la fois la loi, le peuple, la connaissance du passé, du présent et de l’avenir dont il prétend détenir les clefs – le tout en un fagot serré qui lui octroie le pouvoir absolu. C’est à juste titre que Lefort voit dans l’invention démocratique une rupture radicale, une utopie au sens propre de l’installation inaugurale d’un lieu ouvert à l’avenir et à l’espérance. Si ce lieu est, comme il le souligne, un espace ouvert à la conquête incessante de droits nouveaux, c’est parce qu’il est d’abord ouvert au déchiffrement de l’aventure humaine, sans clôture possible [8]. Donc sans certitudes.

Car seul le congédiement des certitudes permet que des intérêts nouveaux, des problèmes inédits trouvent à s’y formuler, portés par des nouveaux venus. Là est la raison profonde qui fait de la démocratie le lieu de la représentation, par les deux voies que sont le bulletin de vote, et par l’ouverture d’une scène où se disputent des causes et des intérêts tant de l’ici et maintenant, que de l’ailleurs, de l’autrefois et de l’à-venir, pour peu que des citoyens s’en fassent les porte-parole.

Dans l’espace démocratique, une foule innombrable et hétéroclite se tient, virtuelle, mais tenace, où se côtoient les colonisés et les esclaves des anciens empires européens, les mammifères marins menacés de disparition et le bétail des abattoirs industriels, les couples homosexuels revendiquant l’accès à la filiation et les générations futures, les victimes de l’explosion d’AZF à Toulouse, le nuage de Tchernobyl à la frontière française et l’atmosphère polluée par les tonnes de carbone déchargé quotidiennement, les enfants scolarisés de migrants sans papiers… La liste n’est pas, ne peut pas être close, car il y aura toujours des porte-parole pour prendre en charge les intérêts d’êtres aux formes d’existence les plus lointaines et les plus controversées et d’autres pour les contester. Cela rend l’espace démocratique cacophonique, désordonné, inconstant.

Arguant de cela, des esprits austères, à la raison froide, accusent les démocraties de frivolité et soupçonnent les citoyens d’être des consommateurs inconséquents. Mais a-t-on réfléchi au contraire à ce que cette ouverture à l’incertain, à l’indéterminé, dans l’inconfort du provisoire et du précaire exige de maturité, de disponibilité et – osons le mot – d’héroïsme ? La posture du citoyen démocratique admet que le fil du temps démocratique soit celui non pas de la cacophonie, mais de la controverse, qui sera peut-être un temps stabilisé, mais qui pourra toujours se rouvrir avec l’arrivée de nouveaux porte-parole. Ce désaccord structurel de la société démocratique donne à son histoire cette allure bizarre de marche en crabe, à la fois exaspérante et vaguement comique, surtout après les « grands bonds en avant » du siècle dernier et le grand souffle lyrique du progrès de l’avant-dernier. Mais il n’est que de se souvenir au fond de quels gouffres ils ont jeté l’humanité ! On commence seulement en fait à mesurer la grandeur qu’il y a à renoncer à connaître le fin mot de l’histoire, à faire son deuil du définitif et du décisif. En un mot à sortir du fondamentalisme – du moins en matière de pouvoir et de savoir, de connaissance et de politique.

Comme je l’ai dit, la posture est difficile, quasi héroïque. Résumons-la : consentement et défiance constructive, non appropriation des pla­ces et renoncement à la maîtrise, à l’argument d’autorité, à la certitude. Elle n’est pas tenable en permanence. Et justement, nous disions au départ qu’un des critères du projet politique était sa capacité à tenir compte de la fragilité de l’individu, de la faillibilité humaine, que nous ne voulions plus du royaume à venir du surhomme.

Approfondir et circonscrire l’espace de la démocratie
Il est donc clair que si nous voulons que l’espace politique tienne ses promesses, il ne faut pas vouloir que ces acteurs tiennent la posture qui vient d’être décrite en permanence, toujours et partout. Je soumets donc à la discussion la proposition suivante : l’espace politique est l’espace de déploiement de la vie démocratique, où l’on ne doit céder sur aucune de ses exigences. Il est par excellence laïque, c’est-à-dire vide de toute foi et de toute croyance, mais il coexiste avec d’autres espaces de vie, qui peuvent être régis par d’autres règles et répondre à d’autres exigences. Comme l’avait bien vu Arendt, une vie entière ne peut se dérouler dans la lumière de l’espace public, il faut aux hommes et aux femmes des espaces de repli, dans la pénombre de l’intimité familiale, ou de l’espace privé des relations amicales. L’espace public ne se tient que dans la ferme démarcation avec l’espace privé et réciproquement. On doit pouvoir entrer et sortir de la politique, et donc s’y faire représenter. Une démocratie directe, une démocratie où chacun est sommé de participer, où il ne peut se faire représenter par d’autres serait un enfer. Il faut aller au bout de l’intuition d’Arendt et ne pas porter l’exigence démocratique dans tous les espaces sociaux indistinctement. Elle-même avait d’ailleurs mis en garde contre l’intrusion de la démocratie à l’école [9]. L’école est le lieu où l’on forme les futurs citoyens, en leur transmettant l’expérience et le savoir de la cité, ce qui suppose qu’y soit légitimée une forme d’autorité qui n’a plus cours dans la vie politique.

Il peut en aller de même pour d’autres espaces. L’espace religieux, par exemple, est le lieu de la quête de la transcendance, de l’expression d’homo religiosus, dont Mircea Éliade prétendait qu’il précède et de loin homo œconomicus. Les Églises n’ont pas grand-chose à dire sur la démocratie, mais beaucoup sur le dialogue de l’homme avec l’altérité radicale, avec le Tout Autre. Elles ont, en Occident, été rendues à elles-mêmes grâce à la sécularisation. L’État en se séparant d’elles leur a rendu un service inestimable. En retour, elles libèrent le politique de l’emprise de la foi, qui lui est une menace. Mais il ne faut pas vouloir qu’elles s’organisent selon la règle démocratique, car elle ne leur convient pas.

On peut en dire autant, mutatis mutandis, de la création artistique, lieu par excellence du singulier, de l’unique et donc d’une élite dont la seule justification est dans l’œuvre, dans la beauté qu’elle offre au monde. Qu’est-ce que la démocratie pourrait bien lui apporter qui ne l’affadisse pas ?

L’école, l’Église, la culture et l’art, la famille, voilà des espaces où les individus peuvent trouver les ressources, les étayages dont ils ont besoin pour tenir l’exigence de leur citoyenneté, et où ils pourront déployer également d’autres facettes, d’autres dimensions de la vie humaine que celle de l’action politique. Cela ne veut pas dire pour autant que ces espaces ne sont soumis à aucune règle, ni qu’ils sont des zones de non-droit, livrées à l’arbitraire et à la raison du plus fort. Ils ont leurs règles propres, en adéquation avec leurs valeurs affichées dont la légitimité est reconnue, et ces règles doivent, bien entendu, être compatibles avec les principes fondamentaux du droit. Ils n’échappent pas au regard de la justice démocratique. Ils doivent néanmoins pouvoir se réclamer d’un souci particulier et être l’objet d’un discernement propre. L’absence de certitudes, inhérente à l’esprit démocratique, doit nous faire admettre une société irréductiblement désaccordée, discordante, pour laquelle la quête de la cohérence est au mieux vaine, au pire dangereuse [10].

On peut étendre cette discussion à l’entreprise ou à d’autres institutions, comme l’armée, si l’on considère que cette institution est nécessaire dans le monde où nous vivons et le demeurera dans celui que nous souhaitons voir venir. Mon projet était ici d’ouvrir un débat en proposant une version du pouvoir et de la démocratie accordée au désir utopique de changer l’état des choses. J’ai proposé pour ce faire un double mouvement contradictoire d’approfondissement et de circonscription de la démocratie au sein d’un espace limité. La proposition peut apparaître scandaleuse à certains (dont bon nombre de mes amis), inepte à d’autres, séduisante encore pour d’autres (qui sont peut-être des ennemis !). Elle est, en tous les cas, contestable. C’est ce que je souhaite : ouvrir une controverse.


[1Myriam Revault d’Allones, Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal en politique, Seuil, Paris, 1995.

[2Selon l’expression de Kant, reprise par Isaiah Berlin, dans un livre dont le pragmatisme salubre est un excellent antidote contre les emballements de l’utopie : Le Bois tordu de l’humanité – Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin
Michel, Paris, 1992.

[3Hannah Arendt, Le Système totalitaire, in Les Origines du totalitarisme, Seuil, 1972.

[4Moins en vue, mais tout aussi éloquente (et affligeante) est l’expérience avortée
de créer, dans les suites de la candidature de Pierre Rabhi aux élections présidentielles de 2002, un mouvement politique de la « décroissance soutenable » qui ne se proposait pas moins que de construire un parti politique « non conventionnel » et d’inventer une nouvelle politique « en acte ».

[5Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Cerf, Paris, 1993.

[6L’omniprésence des sondages et la tyrannie des cotes de popularités, à l’oeuvre dans l’espace politique d’aujourd’hui, ne peuvent en aucun cas faire fonction de contre-pouvoir : elles n’aboutissent qu’à l’impuissance des pouvoirs en place, sans les changer.

[7Dans ce registre, on ne saura trop recommander deux ouvrages de Michaël
Walzer, Critique et sens commun, La Découverte, Paris, 1990, et La Critique sociale au XXe siècle, Métailié, Paris, 1996.

[8Claude Lefort, L’Invention démocratique, Fayard, Paris, 1981, et pour un commentaire de l’apport de Lefort à la philosophie politique, par l’un des meilleurs théoriciens de la pensée utopique, cf. Miguel Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez Claude Lefort », in La Démocratie à l’oeuvre. Autour de Claude Lefort, sous la direction de Claude Habib et Claude Mouchard, Esprit, Paris, 1993.

[9Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972.

[10La quête acharnée de la cohérence étant l’un des critères des mouvements totalitaires.