Pourquoi Entropia ?

dimanche 8 janvier 2012, par Jean-Claude BESSON-GIRARD, Serge LATOUCHE

ENTROPIA signifie littéralement « se retourner ». Ce verbe, pronominal en français, a pris, depuis 1723, un sens particulièrement intéressant pour éclairer notre démarche intellectuelle et pratique vers un après-développement : « Changer de ligne de conduite afin de s’adapter à des circonstances nouvelles. (Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, vol. IV, p. 273) »

Toute pensée qui refuse son autocritique n’est plus une pensée, mais
une croyance. Elle quitte le terrain solaire de la lucidité pour les mirages de l’espérance. Depuis plus de cinquante ans, « la croissance » et « le développement » relèvent de ce statut irrationnel et dogmatique. Dans les années soixante-dix, cependant, quelques chercheurs hétérodoxes et que la clairvoyance n’effrayait pas (Illich, Georgescu-Roegen, Ellul, Partant, Castoriadis…) se sont dressés contre cette dictature de l’économisme et ont jeté les bases d’une pensée de la décroissance. Pensée dérangeante s’il en est.

Depuis quelques années seulement, et singulièrement depuis le colloque Défaire le développement, refaire le monde (Unesco 2002), des publications comme Silence et L’Écologiste, le bulletin de La Ligne d’horizon, les amis de François Partant, lui ont fait une place grandissante dans leurs colonnes. Le bimestriel La Décroissance contribue, depuis trois ans, à accentuer son caractère iconoclaste et provocant. Car cette notion de décroissance bouleverse en effet les signes et les lignes : les signes théoriques et symboliques de reconnaissance, comme les lignes des clivages politiques traditionnels. Cette situation peut engendrer des dérapages et
des dérives théoriques et politiques qui exigent la plus grande vigilance de la pensée et des pratiques.

Ce qui reste clair c’est que, depuis peu, quatre crises capitales sont identifiées et confirment la pertinence et l’urgence d’une recherche sur l’après-développement qui est, en quelque sorte, le prolongement ouvert et « positif » de la notion irritante de décroissance. Ces crises sont d’ailleurs présentes à l’arrière-plan de sujets de conversations ordinaires et véhiculent une inquiétude grandissante. La crise énergétique, liée à l’épuisement, au renchérissement des ressources fossiles et au consumérisme compulsif généralisé ; la crise climatique parallèle à la réduction de la biodiversité, à la privatisation du vivant et des ressources naturelles ; la crise sociale, inhérente au mode capitaliste de production et de croissance, exacerbée par une mondialisation libérale génératrice d’exclusion au Nord et plus encore au Sud ; la crise culturelle des repères et des valeurs, dont les conséquences psychologiques et sociétales sont visibles en tout domaine. Ces quatre crises remettent en cause, comme jamais, le dogme de la croissance économique sans limites et le productivisme qui l’accompagne. Elles révèlent également, pour les résoudre, l’inefficacité flagrante du « développement durable », comme oxymore sédatif et comme mensonge consensuel. Mais, au-delà de ces aspects économiques, physiques, biologiques, sociologiques et politiques, se profile en réalité une crise anthropologique totalement inédite.

C’est en partageant l’essentiel de ces interrogations majeures qu’un
petit groupe de chercheurs, universitaires ou non, a décidé de proposer une revue d’étude théorique et politique de la décroissance : Entropia. Cette publication aura un rythme semestriel. Chaque livraison comportera un thème principal : décroissance et politique, décroissance et travail, décroissance et technique… Elle rendra compte, également, de l’actualité de « la mouvance de la décroissance » et des débats ou controverses qui la stimulent. Des comptes-rendus de lecture inviteront à approfondir la réflexion et à l’ouvrir à d’autres cieux et d’autres cultures que la nôtre.

Entropia s’inscrit dans la longue tradition de la revue d’idées et d’engagement, lieu d’expression privilégié d’une pensée collective naissante et qui s’élabore au fil du temps. Une pensée sur la crête des interrogations fondamentales de notre époque, pour l’amplification de la prise de conscience d’une situation sans précédent de la condition humaine, pour l’enrichissement de l’imaginaire théorique, poétique et politique de l’après-développement.