« Éthique de crise et transitions politiques »

mercredi 8 avril 2009, par Vincent Cheynet

« Éthique de crise et transitions politiques »

Je voudrais tenter de faire un peu de prospective pour engager mon propos. Pour ouvrir le dossier de Casseurs de pub sur les Ecotartufes, nous avions cité Bernard Charbonneau. Bernard Charbonneau écrivait en 1980 (je le cite) : « Un beau jour, le pouvoir sera bien contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusions peut mener à penser que, sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement. »

Dans cette perspective, nous pouvons, pourquoi pas, imaginer qu’un beau jour, si la nécessité s’en fait sentir pour rester proche du pouvoir, notre représentation politique, jointe à toute la caste des « développeurs durables » basculera vers la décroissance pour mettre en place des « politiques de transition ». Ils le feront, non pas par conviction, mais par opportunisme. Les derniers convertis n’étant pas les moins fanatiques, nous pouvons aussi imaginer qu’ils emploieront alors les mêmes méthodes pour s’opposer à leurs contradicteurs que celles qu’ils ont abondamment utilisées pour dénigrer la décroissance. Malgré tout, cette éventualité d’une décroissance devenue discours officiel est faible, il faut bien l’avouer. Ce n’est sans doute pas demain que nous verrons Nicolas Sarkozy mettre en œuvre les « 8 R » chers à Serge Latouche.
Plus sérieusement, quelles sont nos craintes face à l’avancée dans la crise ?

Inutile de revenir devant cette assemblée avertie sur la conviction qui nous rassemble. Disons quand même que toute relance de la croissance, fut-elle propre, durable, « dissociant les flux », voire sainte et bénie par le Pape, conduira inéluctablement à un renchérissement du prix des matières premières, à commencer par celui du pétrole, et elle nous fera plonger plus encore dans la récession. Sans sortie de l’économicisme et de la Croissance, pas de réponse durable possible à la crise. N’en déplaise à notre ami Pierre Antoine Delhommais et ses confrères économistes, leur divine « main invisible » ne nous affranchira pas des lois de la biophysique.

Ce n’est pas seulement notre représentation politique, nos dirigeants, ou nos « élites », qui ne sont pas aujourd’hui prêts à un retournement en faveur de politiques antiproductivistes, c’est aussi l’écrasante majorité de la population des pays riches.

La mise en cause unique de la classe dirigeante peut vite rencontrer la sympathie de la population. Cette thèse comporte évidemment une large part de vérité, elle n’en trouve pas moins aussi, très vite, ses limites. Notre société de consommation industrielle productiviste, fait système. Comme dans d’autres modèles d’organisation sociale, nous y avons tous notre fonction et notre nécessité. Cela ne veut pas dire que les responsabilités soient égales. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait pas des résistants et des collaborateurs fanatisés. Nous devons intégrer la réflexion des penseurs des systèmes, comme Hannah Arendt ou notre ami Alain Accardo, sauf à verser dans l’idée que l’élimination d’une classe de dominants résoudrait tous nos problèmes parce que nous nous affranchirions alors de la volonté de l’imiter. « Le système capitaliste ne fonctionne pas seulement par l’exploitation et l’oppression mais aussi par l’adhésion de la plupart au système » explique Alain Accardo.

Certes, la classe dirigeante possède les outils du conditionnement des masses, néanmoins dans notre démocratie cette classe dirigeante n’en demeure pas moins une représentation, même très imparfaite, de la société. Eliminez un des éléments de cette classe dirigeante sans changer le système et cet élément trouvera aussitôt un remplaçant, qui aura immanquablement le même comportement que son prédécesseur.

Bref, pour parler de manière imagée, une fois que nous aurons pendu Sarkozy avec les tripes de Michel-Edouard-Leclerc, nous serons peut-être soulagés temporairement, mais nous n’aurons pas pour autant préparé démocratiquement et de manière non-violente la sortie du productivisme. Une foule enthousiaste de clones de petits Sarkozy et de petits Michel-Edouard Leclerc se pressera immédiatement pour prendre la relève des places laissées vacantes. Ce n’est pas en élimant 10 % de la société, une classe considérée comme intrinsèquement nuisible, que nous remplirons les puits de pétrole et que nous libèrerons nos contemporains du désir de prendre leur automobile pour aller acheter des téléphones portables dans les temples de la consommation.

Même si des périodes de reprises se produisent, nous ne faisons sans doute qu’entrer dans la crise. Quels risques se présentent à nous dans ce contexte ? D’un côté la classe dirigeante. Celle-ci devra s’enfermer plus encore et de plus en plus dans le mensonge pour conserver ses privilèges et les reconnaissances liés au pouvoir. Pour conserver ce dernier, par exemple, elle promettra contre toute raison un retour à la consommation de masse. Certes, mais de l’autre côté, la population identifiera chaque jour davantage l’oppression aux institutions elles-mêmes. Cet amalgame sera justifié toujours davantage par les mensonges qui devront être déployés par la classe dirigeante pour se maintenir en place. Les contradictions du système vont apparaître de façon de plus en plus flagrantes : par exemple, d’un côté il faut relancer à tout prix la machine et répondre à la demande de consommation, de l’autre côté, il faut préserver des ressources qui se raréfient.

« Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique ; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l’attaquent. » disait Maximilien Robespierre le 25 décembre 1793. Rassurez-vous, je n’ai aucune intention de vouloir réinstaurer le régime de la Terreur. Notre ancêtre, malgré tout ce que nous pouvons a posteriori lui reprocher, avait bien compris qu’en des temps troublés le pire danger était l’effondrement des institutions. Robespierre saisissait toute l’importance de leur défense dans un temps de crise. Or, il est à craindre que l’antiproductivisme et la décroissance se muent progressivement en cheval de Troie pour mener un combat qui soit d’abord celui de la mise à bas des institutions avant d’être celui de leur régénération. Nous le savons, le caractère subversif et dérangeant de notre discours pousse constamment ces institutions à nous rejeter dans les marges, quand ce n’est pas dans l’extrémisme. Cet éloignement des institutions est à la fois une force et une faiblesse. Une force, car il nous permet de mener une réflexion intellectuelle sans avoir le souci d’avoir à composer avec le réalisme politique. Une faiblesse car il nous amène à agréger non pas de salutaires radicaux mais des discours véritablement extrémistes qui conçoivent la décroissance comme un moyen d’exprimer une opposition maximaliste à ces institutions. Or, il ne sert à rien de mettre en garde contre l’écofascisme, de se dresser dans une posture néo-religieuse intellectuellement terrifiante en brandissant Treblinka et Rudolf Hess, si c’est pour mener dans le même temps un travail de sape des conditions de la civilisation.

Un certain matérialisme réducteur et le discours scientifique étroit, c’est-à-dire dans sa version idéologique le scientisme, comprennent le monde comme réduit à sa dimension matérielle, organique et psychique. Le scientisme, cher à Michel Onfray, est même persuadé d’arriver un jour à une explication totale de la condition humaine. Une régression intellectuelle qu’il nomme régulièrement et abusivement « progressisme ».

Le philosophe, lui, sait que la compréhension du monde se fonde sur la reconnaissance de l’altérité. C’est cette altérité qui ouvre sur un inconnu définitif qui est le fondement même de notre condition humaine et de la vie. C’est dans ce champ de l’inconnu et de l’immatériel que se situent les idées et les valeurs. L’humanisme passe par notre capacité à établir des « arbitraires de différenciation » : entre moi et l’autre, le mort et le vivant, l’humain et le non humain ou encore le privé et le public. Ainsi nous établissons des distinctions et des limites, qui sont la base de notre possibilité d’émancipation. L’humanisation de l’homme, c’est-à-dire l’édification de sa différenciation du reste de la nature, se fait à travers la construction des représentations. La première de ces représentations est le langage. C’est pour cela qu’il est affirmé que l’homme est verbe. A jamais indéfinies et mouvantes, les idées et les valeurs exigent un langage symbolique, donc représentatif. Ces représentations sont en perpétuel mouvement. Elles sont de plus abordées avec des cultures différentes d’où de nombreuses incompréhensions. Ces représentations tentent de s’approcher de la vérité et de saisir le « réel » sans jamais y parvenir complètement. Pour exprimer des notions immatérielles, les idées et les valeurs, qui fondent notre humanité, l’homme passe par un double discours symbolique par essence représentatif. Par exemples, l’antiproductvisme et la décroissance sont des mots qui sont en sois des représentations, mais ils n’ont pas qu’un sens strict (l’arrêt de production ou une déplétion), ils véhiculent aussi une idéologie, qui est celle des objecteurs de croissance ; une autre production et consommation, le rétablissement de l’homme et de la société pluridimensionnelle. Dans ce sens, l’antiproductvisme et la décroissance sont les titres des projets politiques pour nous émanciper de l’idéologie économiciste etc.

Attaquer la notion de représentativité, y compris dans sa forme démocratique, c’est donc s’en prendre à un enjeu anthropologique fondamental ; c’est s’en prendre à notre capacité à édifier des symboles, des tiers, capacité qui est à la base de notre différenciation et émancipation. L’institution, aussi, est une expression de la notion de représentation. L’institution est la condition de la transmission dans une société moderne. Elle permet notamment d’éviter de passer de la « société des pères » à la « société des frères », cette dernière étant nécessairement plus barbare.

Rejeter l’institution en soi au motif de sa corruption, c’est mettre à bas l’édifice social et la condition de notre humanisation. C’est sombrer dans le discours angéliste de la pureté, d’une société sans tiers et sans clivages, et contribuer aux drames auxquels cette perspective « puérile et tyrannique » conduit immanquablement. La représentation est donc une des conditions fondamentales pour construire la personne comme le collectif humain. La haine de la représentativité est en parfaite phase avec le néolibéralisme ou le « libéral-libertarisme ». La société est dans ces derniers cas comprise comme une pure juxtaposition d’individus et le rôle des structures collectives comme un élément devant être limité au minimum pour organiser la coexistence la plus pacifique des individus, hors de tout projet commun.
Bref, pour le dire simplement, ce n’est pas parce que les institutions, qui sont des représentations, sont souillées (elles le sont pas essence comme tous les tiers), qu’il ne faut pas s’atteler à leur transformation. Bien évidemment, reconnaître le caractère fondateur de la représenta tion n’est pas une condition suffisante pour bâtir une société plus fraternelle, libre, égalitaire et respectueuse de la nature, mais elle en est un apprentissage incontournable. On ne dépasse pas plus la représentation qu’on ne dépasse le langage, la démocratie ou encore le Bien et Mal, sauf à sombrer dans le précipice de la barbarie.

Disant cela, je n’ai aucune prétention de réinventer le fil à couper le beurre. Montesquieu avait expliqué cela voilà trois siècles bien mieux que je ne saurais le faire. Pour Montesquieu, la représentation, les « corps intermédiaires » sont des garants de la liberté. Leur meilleure défense tient à notre capacité à les réformer continuellement et à contrer leur tendance naturelle à se considérer comme leur propre finalité.

Pourtant, au sein même de l’antiproductivisme et de la décroissance, présentés sous des masques altruistes, une foultitudes de discours apparemment sincères et pleins de bonnes intentions constituent un travail de sape permanent contre la représentation et les institutions et finalement les tiers. Je veux en donner ici quelques pistes.
 C’est d’abord pour ce qui nous concerne dans l’écologie les discours du « grand tout ». Une perspective fusionnelle et unifiante présentant la nature et l’homme comme totalement indifférenciés. Ces discours, qui peuvent d’ailleurs être aussi bien scientistes que « new age » ou relevant du capitalisme vert, sont présentés abusivement comme progressistes. Ils sont montrés comme « non-manichéens », « non sectaires », « pacifistes », etc. Ils sont en fait complètement régressifs, fusionnels et totalisants. Ils font un déni de toute exposition de tension, de tous dissensus ou rapports de force, notions sur lesquelles se fonde la démocratie et tout simplement notre capacité au débat.
 Autre exemple : glorifier un changement « par le bas », purement horizontal, qui exclut toute verticalité. La transformation devient possible uniquement par la marge, hors de la société et de toutes institutions. Toute construction collective devient alors impossible. Nous connaissons le phénomène ; dès qu’une tête dépasse, l’enjeu premier pour le groupe devient de la raccourcir pour rejoindre le cercle.
 Mais cela peut être aussi s’en prendre au monothéisme, car celui-ci a signifié l’émergence d’un tiers face à au paganisme, à l’animisme, ces dernières faisant de la nature l’idée d’un « tout ». Ce n’est pas pour rien que la cosmologie d’un Alain de Benoist de la Nouvelle Droite se bâtit, elle, sur le combat contre le monothéisme. Cela n’empêche pas bien sûr de mettre en relief le caractère totalitaire de certains monothéismes qui se fondent sur une vérité dite révélée et indiscutable.
 C’est la haine du politique qui traverse notre société. Nous avons vu à quel point le journal La Décroissance a été violemment agressé et calomnié pour n’avoir jamais voulu céder au discours antipolitique et anti-démocratie représentative.
Je m’arrête là dans cette liste qui n’est bien sûr pas complète.

Nous le savons, la vie intellectuelle et démocratique est affaire de différenciation et de discernement, comme ceux qui distinguent la critique de l’insulte, et même au sein de notre courant, nous avons le devoir d’explorer les écueils auxquels peut nous mener les perspectives que nous défendons si nous n’y prenons pas garde. Comme le dit Bernard Méheust dans son excellent ouvrage La Politique de l’oxymore, l’inertie de nos sociétés fait que nous n’éviterons pas le choc. Davantage que de sauver la nature, le défi reste donc de rester humain dans les temps difficiles qui s’annoncent. C’est à ce travail d’éthique de la crise, de morale de la crise, auquel nous devons aussi participer. C’est peut-être au moins aussi important que la très importante élaboration de politiques de transition.


Voir en ligne : Decroissance.org