L’illusion technologique

mardi 2 novembre 2021, par Michel DIAS

La pensée de la décroissance n’est pas technophobe. Si elle s’inquiète de la surenchère technologique caractéristique de l’époque moderne, c’est parce que les qualités humaines aliénées par la technologie se trouvent être précisément celles de l’homo-faber dont la pensée, maîtresse de ses fins, s’attache à la juste appréciation des moyens correspondants.

Technique et limitation
L’aptitude technique, dont un projet de décroissance devrait promouvoir la reconquête, résulte par essence d’une confrontation entre la liberté humaine et les limites concrètes du monde qui lui est donné. Le premier terme de cette confrontation, la liberté, se rapporte ici à la détermination des buts. Car si la définition des buts s’origine sans nul doute dans les nécessités liées aux besoins vitaux, l’intelligence technique ne commence à être requise que dans la mesure où ces nécessités sont transcendées par l’émergence d’une conscience désirante, dont les aspirations s’ordonnent aux représentations imaginaires et aux idéaux de la raison. L’important est que la décision relative au but, contrairement à ce que nous observerons plus loin à propos de l’activité technologique, n’est pas ici elle-même soumise à une considération d’ordre technique. En effet, la sollicitation de l’invention technique, puis l’avènement d’un processus d’élaboration technique de l’acte ne sont que les conséquences, pour ainsi dire dialectiques, d’une tension interne à la conscience entre la liberté désirante et la perception des limites inhérentes aux conditions données pour la réalisation d’un désir.

Le dépassement des contraintes imposées par la limitation naturelle des matières premières et des ressources disponibles ne semble donc pas inévitablement imparti au génie technique de l’homme, puisque c’est la reconnaissance et, quelque part, le respect des limites qui, au contraire, suscite l’apparition d’un problème d’ordre technique propre à stimuler les capacités créatrices de l’esprit. Ainsi l’effort des sociétés de croissance pour aller puiser, ailleurs et au-delà, les substances et les matériaux que les conditions actuelles n’offrent pas, pourrait bien n’aboutir qu’au tarissement de la créativité humaine par la diminution de la sollicitation technique. Pour recouvrer l’usage de la créativité, nous avons alors le choix entre son déplacement vers l’invention des moyens d’absorber les ressources de la planète jusqu’à épuisement et la proposition de la décroissance qui suscite l’inventivité de l’homme sur la base d’une lucide appréciation des limites.

Technologie et limitation
Au premier rang des mythes sur lesquels se fonde le succès de la société de croissance figure l’argumentaire technologique. Jusque dans la forfanterie de ce vocable, qui place le noble logos en surplomb de la trop rustre technè, s’exprime la double illusion d’une démultiplication de la puissance technique de l’homme et d’un regain de liberté.

La technologie est l’étude rationnelle des principes généraux et sous-jacents qui régissent les inventions techniques de l’homme. De la connaissance de ces principes, elle déduit et met en œuvre leur déploiement possible dans d’autres applications ; ces dernières affinant à leur tour la maîtrise des principes et ainsi de suite, selon un continuum prétendument vertueux qui épouse le mouvement de la croissance et ne saurait connaître de fin. Fort de cette croyance, l’esprit technologique substituera, à la besogneuse réflexion sur les limites de l’action humaine dont naissent les inventions techniques, l’exploration des possibilités infinies offertes par la raison des techniques.

L’illusion tient au fait que la technologie n’annule évidemment pas les limites. Elle les déplace en les repoussant à la lisière des solutions proposées [1]. Ou bien elle les rend imperceptibles au commun des mortels en les transférant en des sphères de l’investigation scientifique où la réalité se dérobe à l’expérience courante. Un fâcheux amalgame s’opère en effet, dans l’esprit de l’homme contemporain, entre la haute abstraction de la terminologie technologique et l’extrême subtilité des composantes matérielles traitées par la technologie. Le triomphe du logos dans la technologie, c’est aussi ce transfert des caractères du discours vers son objet. Au terme de cette confusion, les entités technologiques deviennent comme immatérielles au regard même de ceux qui les manipulent. Les problèmes afférents aux conséquences pratiques se dématérialisent eux aussi, n’offrant plus à la raison calculante que la résistance formelle des problèmes de pure logique. La mentalité technologique dilue les aspérités de la technè dans l’éther du logos. Elle est insidieuse, non seulement par l’inanité des expédients qu’elle propose, mais d’abord par sa capacité de déréaliser le domaine de l’action, jusqu’à rendre impossible l’appréciation des conséquences.

Dans le sillage des techniques nucléaires qui ont inauguré l’ère des énergies abstraites, la technologie a engagé une stratégie de l’invisibilité des prédations humaines qui trouve aujourd’hui son prolongement populaire et commercial dans le prurit du développement durable. Le développement durable, constamment subordonné à la mentalité technologique, ne promet pas tant la durée du processus de développement que la diminution des traces les plus tangibles et les plus immédiates de son impact sur l’environnement et sur les civilisations, jusqu’à l’échéance inévitable. À défaut de réduire effectivement l’empreinte écologique et l’empreinte psychique des activités humaines, les technologies de la durabilité envisagent d’en réduire la prégnance par l’effacement des faits et des effets et par une rationalisation des risques qui confère à ceux-ci l’évanescence d’une courbe mathématique.

L’argument du développement durable résonne comme un déni de conscience. Au sens éthique il offre un exutoire. Il blanchit illusoirement la société de croissance à peu près comme le port du préservatif dédouanerait le violeur ou comme la pratique de la méthode douce soulagerait d’une crise morale le serial killer. En préposant les hautes technologies à l’évanouissement du fait technique, c’est la responsabilité humaine que l’on voudrait rendre biodégradable. Ce qui se joue, à cet égard, dans l’idée de décroissance, c’est peut-être, sans contester la nécessaire articulation entre la théorie et la pratique, quelque chose comme une réaffirmation du geste technique dans sa dimension incarnée et factuelle ; le primat donné à la mentalité « ouvrière » caractéristique du banausos grec : l’homme qui œuvre, dans l’épaisseur de la réalité, comptable de cette confrontation sous forme de crisis entre une finalité conçue et des conditions données, confrontation dont le laborieux dénouement est la technique même. Appelons-la « technique incarnée ». Il s’agirait, par un retour à la facticité du geste sur la matière ouvrée et à la visibilité immédiate des limites et des conséquences, d’insister sur le rapport technique au monde comme situation critique convoquant simultanément et indissociablement le jugement pratique et le jugement éthique pour la résolution des problèmes. Car la technique, déconnectée de l’impératif de croissance qui la dissout dans le formalisme technologique, redevient une éthique.

Technologie et liberté
Si le progrès technologique ne saurait, contrairement à l’idée reçue, constituer un marqueur de la liberté humaine, c’est précisément à cause de cette atrophie du sens éthique dans la mentalité technologique.

Il est remarquable qu’historiquement la création du concept de déontologie soit contemporaine de l’apparition d’une sphère technologique. Beaucoup y voient le signe d’une maturité nouvelle à l’ère de la technologie. Le fait est, plus probablement, que l’essor de la technologie s’est accompagné d’une dissociation entre l’exigence d’efficacité et l’exigence éthique jusque-là naturellement imbriquées dans l’esprit banausique, dissociation qui débarrasse la technoscience du poids de la conscience en reléguant cette dernière dans un domaine de réflexion séparé, annexé et subalterne, que le vocable « déontologie » charge d’abstraire un peu plus les enjeux éthiques dans les péroraisons d’improbables commissions et autres comités.

L’illusion de liberté propagée par le marketing technologique repose, à nouveau, sur une négation des limites qui met évidemment la mentalité technologique en totale symbiose avec la société de croissance : les possibilités ouvertes à l’invention et à l’activité humaine, assure-t-elle, sont désormais illimitées. Il importe, pour l’objecteur de croissance, de dénoncer cette rhétorique qui rattache malhonnêtement la liberté à l’extension illimitée des possibles, non seulement en raison des risques qu’elle fait courir à tous les vivants, mais aussi parce qu’elle sert d’argument contre le projet de décroissance, accusé de vouloir freiner la liberté humaine par le rappel des limites. Tentons donc, à notre tour, de démasquer le sophisme de la liberté technologique.

Henri Bergson, au début du XXe siècle, rappelait que le mot « possible » admet deux significations [2]. En un sens le terme indique une absence de contrainte ou d’obstacle opposé au déroulement d’une action. En un second sens – beaucoup plus problématique – on dit qu’un fait à venir est « possible » dans la mesure où il est virtuellement donné dans le présent. La possibilité d’un événement se mesure alors à sa préexistence dans la réalité actuelle. On voit d’ores et déjà le problème : nulle trace de liberté dans un événement prédéterminé sous la forme de sa possibilité ainsi conçue. Or, c’est bien ce second sens qui fonctionne d’abord dans le discours technologique. « Science d’où prévoyance », disait Auguste Comte. Quand on prétend que la compétence technologique déploie devant nous un horizon infini de possibilités, cela signifie très exactement que l’on sait prévoir aujourd’hui l’ensemble des développements que l’état actuel du progrès permet d’envisager. Une telle anticipation de ce que nous saurons faire demain à partir de ce que nous savons faire aujourd’hui est facilitée par la science des principes de l’activité technique qui est le propre, nous l’avons dit, de la technologie. Quant au caractère « infini » de ce développement, il est proportionnel à l’interminable chaîne de déductions qui s’ensuivent, dès à présent, de l’état de nos capacités technologiques. Au fond, on reconnaît dans l’euphorie technologique l’exploitation exaltée d’un déterminisme dont Bergson nous rappelait aussi qu’il est au cœur de tout processus de fabrication. Mais la rationalité technologique, sous prétexte qu’elle en connaît les lois, édifie littéralement ce déterminisme, l’érige en destin et propose de poser sur ses rails le train des affaires humaines.

À ce compte, l’argument de la liberté relève d’un pur malentendu. Hannah Arendt a montré que l’on se plaît à appeler « liberté » ce par quoi on a remplacé la liberté : le contrôle de l’avenir. Mais le contrôle de l’avenir par le déploiement du « possible » nie la liberté, puisqu’il instaure le déterminisme et l’allégeance à un avenir d’ores et déjà tracé. Et l’objecteur de croissance en saisit aujourd’hui la pathétique absurdité, puisque nous voyons que le contrôle de l’avenir s’épuise dans l’anticipation et l’accompagnement des processus en cours, sans capacité de les remettre en cause en dépit des sombres échéances annoncées. L’idée de « développement » est l’avatar moderne de l’antique fatalité. On ne développe jamais que ce qui est déjà donné. Le culte du progrès ressasse depuis le XVIIIe siècle le scénario tragique d’un fatum technologique. Ce qui est prévisible est nécessaire. Le rêve de liberté s’est résorbé dans la faculté d’anticiper aujourd’hui ce que nous saurons faire demain, et l’enthousiasme suscité par cette faculté est à ce point exaspéré que le savoir de ce que nous pouvons faire, quand bien même ce serait le pire, vaut comme obligation de le faire.

L’horizon infini des possibilités ouvertes par le progrès ramène le possible à l’appréciation d’un avenir préexistant dans l’ordre de ce qui est technologiquement réalisable et sera effectivement réalisé pour la seule raison que c’est réalisable. À l’inverse, tout ce qui s’oppose – à l’image évidemment du projet de décroissance – à la réalisation de ce dont le processus de développement est virtuellement porteur est réputé irréalisable. Dès lors, la faculté de choisir, l’exercice du jugement et du discernement qualitatif, la capacité de créer, avec l’imprévisibilité qui l’accompagne, toutes ces marques de la liberté cessent d’être « possibles », au premier sens que nous donnions à ce terme, devant la contrainte véritablement structurelle que leur oppose la marche du progrès. Ce n’est pas seulement la nature, c’est la faculté désirante elle-même, moteur de la liberté, qui se trouve arraisonnée par son ajustement aux seules perspectives de l’avenir technologique. À la fin de sa vie, Descartes, précurseur de la mentalité technologique, celui-là même qui voyait dans l’application des sciences au domaine de l’activité humaine le moyen de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », s’apprêtait à inscrire au centre d’une morale définitive la maxime qui commande, dans le Discours de la méthode, de « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde [3] ».

Il va de soi que cette morale est devenue celle de l’époque moderne, tant il est vrai que l’ordre du monde auquel l’homme est prié de soumettre la liberté désirante est celui que trace aujourd’hui la Providence technologique. Chez Descartes, déjà, la célébration de ce que l’on appellerait bientôt le Progrès, avait les accents profondément réactionnaires qui poussent encore aujourd’hui le progressisme à rabattre le désir sur ce qui est technologiquement possible et à s’arc-bouter contre tout ce qui en appelle au droit de juger du désirable, à l’aptitude à délibérer, dans le plein usage de la conscience, sur les fins et sur les moyens. La réaction progressiste exige, contre l’inconstance du choix délibéré et les incertitudes de la création, l’immédiat retour à ce qui est écrit dans le processus de développement. Elle préfère avoir à gérer, par l’expédient technologique assorti à une rhétorique rassurante, une issue fatale mais certaine, plutôt que l’incertitude d’un devenir rendu à l’initiative humaine.

Il va de soi aussi que l’objection de croissance ne saurait porter, en guise de contrepoint, un projet de développement inversé. Le choix de la décroissance est résolument le choix de l’incertitude, comme marque d’une activité humaine rendue à la liberté et au désir affranchi du leurre technologique. Mais le choix de l’incertitude n’engendre-t-il pas l’accroissement des risques ? C’est un fait indéniable. Cependant, si l’on admet, comme nous avons tenté de l’établir ici, que les sociétés technologiques visent l’occultation des risques par le jeu d’une anticipation rationnelle qui les dématérialise en les théorisant, la société de décroissance paraît, à l’inverse, réinvestir la perception du risque en plaçant, au cœur des modalités de l’action, l’appréciation concertée des limites et des conséquences. Le projet de décroissance installe une situation nouvelle où l’imprévisibilité de l’avenir soustrait l’estimation des effets au formalisme des logiques prévisionnelles pour en faire l’objet même d’un exercice collectif du jugement. À l’abstraction occultante de la prédiction technologique est préférée la conscience aiguë et conflictuelle des risques. On observe alors qu’au modèle de ce que nous avons défini plus haut comme une « technique incarnée », la société de décroissance emprunte des caractères qui lui confèrent une dimension éminemment politique [4].


[1Voir par exemple les problèmes soulevés par la technologie des biocarburants.

[2Cf. l’article « Le possible et le réel » dans le recueil La pensée et le mouvant, éd. PUF.

[3Descartes n’eut pas le temps de rédiger la morale définitive qu’il avait en projet. Mais ses derniers écrits indiquent que celle-ci aurait reconduit ce principe que la troisième maxime de la morale provisoire de 1637 empruntait aux stoïciens.

[4Cette conclusion ne signifie nullement que, dans une société de décroissance, les questions politiques deviennent des questions techniques, mais seulement que la tension entre la visée désirante et la perception du réel, ainsi que la conscience de la matérialité des risques, constitutives d’une technique incarnée, inspirent aussi l’esprit politique.