Les mésaventures d’un objecteur de croissance

mardi 26 octobre 2021, par Willem HOOGENDIJK

Mon cher Jean-Claude,
On m’a dit que tu t’occupes maintenant de la décroissance. C’est une idée un peu dingue, non, avec le chômage, la compétition de la Chine, etc.?

Je vais te raconter ma dernière mésaventure.

Par l’intermédiaire d’un ami, je reçois d’un haut fonctionnaire du ministère des Affaires sociales la mission d’établir un plan pour promouvoir l’emploi parmi les personnes marginalisées, qui sont surtout des gens âgés, des jeunes allochtones et une légion de semi-handicapés, « fainéants »... (Et, pour cela il nous faut de la croissance économique, mon cher !)

Il y a chez nous, en Hollande, un fonds spécial pour permettre aux entreprises et aux institutions d’embaucher du personnel supplémentaire, notamment des chômeurs de longue durée. Toutefois, on n’aime pas de telles places subventionnées. Ce ne sont pas de vrais emplois, dit-on.

Le travail ordinaire, en Hollande comme chez toi, on le sait, est en général routinier et donne peu de satisfaction. La pression au boulot ne cesse de monter, ce qui fait que nous constatons toujours plus de stress, burn-out, d’absences pour maladie, etc.

Remarque, à mon avis, nous devons travailler, et comment ! Regarde combien de travaux d’entretien de toutes sortes sont négligés et en retard. Combien de mains supplémentaires seraient nécessaires pour l’éducation et la santé, l’agriculture et la protection de la nature. Pense à toutes ces activités où les machines ou la chimie ont remplacé la main d’œuvre, pas toujours de façon avantageuse. En plus, il y a le désir croissant de travailler de façon plus relaxée. On pourrait, en outre, libérer du temps pour enseigner des vrais métiers aux plus jeunes. Et puis, pense à tous ceux que l’on licencie et dont l’expérience est perdue à jamais.

C’est alors que je rencontre un « Vert foncé » qui me parle de notre empreinte écologique. Tu connais ? Il paraît que nous, c’est-à dire les pays riches, nous devons diminuer drastiquement notre pression sur la planète. Notre manière de vivre surpasse sa capacité de charge. Elle n’est pas soutenable. En plus, nos ressources s’épuisent, dit-on. Prends la croissance des transports, c’est fou ce que ça consomme d’énergie. Et pire, ça fait chauffer l’atmosphère, notre « oïkos ». Ça – je dois le dire – on le remarque déjà par les tempêtes, les canicules et les sécheresses. C’est anormal, tu ne trouves pas ? Ces feux récents, en Australie, sont terribles.

Par la suite, je me suis demandé quel travail le meilleur et le plus utile je pourrais offrir à mes « marginalisés » du système et à la fois plaire à mon fonctionnaire ? Trovato  : celui qui remplace l’importation et qui en même temps fait moins de dégâts écologiques. Naturellement, le travail dur ou dangereux doit continuer de se faire avec des machines, mais pas mal de travail actuel se ferait mieux avec moins d’engins mécaniques. C’est souvent mieux pour l’environnement. On pourrait faire notre monde plus beau et satisfaire davantage l’exécutant.

L’autre jour encore, un menuisier se plaignait de devoir installer 20 portes par jour tandis qu’autrefois il en faisait quatre plus solides, plus soignés et plus belles. En plus, notre production s’est pas mal appauvrie par la mondialisation. Maintes activités économiques, maints métiers et maints savoir-faire et connaissances ont disparu, dans mon pays encore plus que chez vous.

Mon projet rétablira donc la diversité de la production. Il nous rendra moins vulnérables aux caprices du casino mondial. Et cette diversité sera aussi favorable au développement de notre technologie et de notre culture dans tous les domaines.

Ce travail nouveau – souvent travail d’antan, restauré et, ça va de soi, modernisé – je le place dans un secteur de base, home sector, le secteur domestique, en dessous du secteur officiel, celui de Total/Rhône-Poulenc/Crédit Lyonnais, dominé par l’OMC, l’UE et des capitaux internationaux planant au-dessus de nos têtes à la recherche du quick profit. Mon projet ne touchera pas (encore) à ce secteur mondialisé. Mais le secteur de base peut servir de filet de sauvetage pour tous ceux qui, par la mondialisation prolongée, seront encore davantage expulsés du secteur Total, etc. Des paysans et autres entrepreneurs sur le point de succomber, mais qui réussiront à survivre grâce à la nouvelle économie, constitueront un autre contingent de travailleurs important dans notre secteur.

Le nouveau travail fera partie d’une vaste relocalisation de l’économie. Il sera déterminé par les gens eux-mêmes, c’est-à-dire surtout à l’échelle des quartiers, municipalités et départements. Toutefois, afin de ne plus ruiner notre Terre, une vaste campagne préalable sur l’écologie s’impose : éducation, exemple et encouragement. L’activité principale dans le home sector devrait être l’agriculture et l’horticulture biologiques. Les Quesnay et les Fourier seront contents.

Ce secteur devrait aussi être plus social. Comme tu le sais, Aristote, en son temps, voyait déjà l’émergence du capitalisme, de la chrematistikè. Il commençait à faire la distinction entre cette nouvelle économie d’acquisition et « la normale », celle de la pourvoyance. Alors, mon secteur de base devrait être « la normale », celle de pourvoyance. Il y aura sans doute une certaine compétition, mais encadrée par la communauté. Donc une stimulation coopérative, comme nous le voyons encore dans maints villages et dans les marchés locaux.

Une des conséquences de la relocalisation de l’économie sera que l’argent aura tendance à rester en circulation dans la région, maintenant ainsi le pouvoir d’achat et les activités économiques. On pourra aussi y introduire une monnaie locale. La campagne ne perdra plus son artisanat, ses magasins et son aménagement. J’ai visité un village en Italie, qui est arrivé à être financièrement autarcique : c’est épatant ! Quelle joyeuse intelligence !

Dans ladite campagne éducative, nous devrons souligner la nécessité de travailler utilement, je le précise. Le vieil ethos du travail qui servait au Capital sera remplacé par une conception moderne de nous-mêmes et de nos responsabilités : celui qui utilise la Terre et la société doit le leur rendre.

Il serait également important de souligner la valeur du travail, humble, non spectaculaire et souvent manuel, dans cette nouvelle vision des choses. Les syndicats l’ont qualifié de basse qualité pour des raisons compréhensibles, mais c’est une erreur. Le secteur de base doit être reconnu non pas comme destiné surtout à des soixantehuitards attardés, ou à des perdants du modèle dominant, mais comme le seul secteur qui nous fera survivre, comme le seul système vraiment intelligent.

Pour finir, je t’évoquerai rapidement toutes sortes de projets et de réalisations que je connais. Des fermes où l’on emploie des handicapés. En Angleterre, un ashram où un important groupe d’Indiens ont choisi de gagner leur vie avec l’agriculture solidaire. Des corporations italiennes qui pratiquent l’autogestion. Les projets de Longo Mai – en France et en Suisse – où des jeunes travaillent sans détruire la planète. Des entreprises qui ont fait faillite et où le personnel a continué la production. En Allemagne de l’Est, j’ai visité un village qui s’est rendu autarcique pour l’alimentation, l’énergie et le recyclage, tout en protégeant la nature. Je me suis renseigné sur Davis, une ville californienne de 40000 habitants, qui s’est transformée en eco-city. Je découvre tant d’autres projets dans le monde qui vont dans la direction écologique et sociale à la fois – c’est tellement encourageant !

Avec ce bagage, je me rends chez mon fonctionnaire.

Il se montre d’abord assez réservé. Mais en écoutant le récit de toutes les alternatives déjà mises en œuvre, il devient intéressé. Il me questionne sur les aspects du protectionnisme et sur le principe de précaution – les grandes inquiétudes des libéraux. J’explique que dans la région, on achète surtout les produits locaux. Même si c’est un peu plus cher, on sait que la région entière en profite et que le profit ne part pas ailleurs. Une certaine protection par le système des écotaxes d’efficience écologique (donc moins de transports) s’imposera certainement ici comme ailleurs et, à la longue, partout dans le monde. Cette protection équilibrera celle dont bénéficient les capitaux en général et les hedgefunds en particulier. (Le hasard veut qu’en ce moment, de tels « capitaux sauterelles » menacent quelquesunes de nos entreprises nationales dont nous sommes fiers, ce qui, enfin, réveille un peu nos dirigeants de leur sommeil néo-libéral dangereux.) Ainsi, la régionalisation contrecarrera et assainira une mondialisation galopante (gone wild).

Mon fonctionnaire devient plus intéressé.

Je vais plus loin dans mon explication. Une économie relocalisée fournira une base matérielle à la coopération entre les gens. Travailler ensemble en bonne entente et se conduire plus socialement devient une nécessité. Il y aura plus de communauté concrète [ou : concrétisée]. Donc plus besoin de prêcher la solidarité « humanitaire », comme nos dirigeants le font d’habitude. (Je ne sais pas si mon fonctionnaire l’a compris...).

Ceci doit aussi avoir une conséquence pour la répartition des revenus, j’ose ajouter.

L’économie du home sector sera basée sur la demande qui devra rester, bien sûr, dans des limites écologiques implacables. Cette demande sera plus intelligente que l’actuelle économie de l’offre et de son développement artificiel, dans laquelle on doit produire toujours plus et donc consommer toujours plus. Quel gaspillage ! Cette économie de la demande a toujours existé dans le monde. Celle de l’offre est devenue la principale dans les pays riches, depuis deux siècles seulement, sous la domination des grands capitaux et par l’extension progressive du crédit bancaire... Mais je suis assez sage pour me taire là-dessus devant mon fonctionnaire. C’est une manière de voir encore trop hérétique !

Puisque la demande peut fluctuer, sauf pour des produits consommés tout le temps comme le pain, l’éducation et l’électricité, les entreprises aussi doivent pouvoir fluctuer sans devoir fermer leurs portes au moindre rétrécissement de la demande. Ceci nécessitera, d’une part, une organisation flexible du travail : la plupart des travailleurs ont un ou plusieurs boulots supplémentaires, si leur travail principal est temporairement moins demandé, ils auront ainsi plusieurs sources de revenu. La plupart des gens sont polyvalents au travail, n’est-ce pas ? Nous sommes tous, de temps en temps, bricoleurs, jardiniers, cuisiniers, capables de raccommoder, d’éduquer, d’être animateurs, musiciens ou philosophes... Remarque, ce que je propose ne ressemble aucunement aux « travailleurs flexibles », ardemment plaidés par les entrepreneurs. Chez moi, le contexte est tout autre, à savoir convivial. D’autre part, une économie basée sur la demande conduira à une rémunération flexible du capital investi. Moins de ventes, donc moins d’argent pour les investisseurs, ce qui exigerait un lien plus étroit entre entrepreneurs et financiers. (Un professeur suisse propose la fondation comme forme juridique fusionnant entrepreneur et investisseur.) Des entreprises de quartier et de village seront plus simples à gérer. La transition vers une telle économie calmée et régulée signifiera la libération de l’entrepreneur, des entreprises et de l’économie tout entière.

Mon fonctionnaire tient bon. A-t-il compris la portée de toutes ces propositions ?

Je l’ignore, mais je continue dans la même direction. La technique étant devenue plus simple et moins dépendante de techniciens hautement qualifiés, les gens auront plus de maîtrise et de contrôle sur les forces de productions. Le travail sera le leur, donnant ainsi davantage de sens à leurs vies.

Ouïe, ça je n’aurais pas dû le dire ! Sur le coup son enthousiasme a disparu. Mes derniers propos sur les forces de productions, je présume, ont mis en marche chez ce haut fonctionnaire une vieille mais persistante alarme datant du temps où il se disputait avec ses co-étudiants anarchistes et marxistes. « Merci de votre travail, Monsieur Hoogendijk, mais je ne pense pas que ce projet puisse répondre à nos besoins. » Exit Willem !

Voilà, Jean-Claude, ma mésaventure ! Je ne suis pas suffisamment calé pour négocier avec le pouvoir.

Heureusement j’ai suffisamment d’autres activités intéressantes. Mais quand même une chance loupée.

Bien des choses à toi et aux tiens,

WILLEM


Mon Cher Willem,

Merci pour ton récit.

Ma première réaction en hâte (notre 2e numéro est en train d’accoucher !) : ce que tu as voulu faire avec tes propositions se situe parfaitement dans le projet de croissance de notre revue !

Il y a donc encore de l’espoir pour toi dans la vie ! Amicalement,

JEAN-CLAUDE