Etats et citoyens

Puissances des Etats, impuissance des citoyens

mardi 13 janvier 2009, par Geneviève DECROP

L’état de crise s’installe et l’individu est démuni. L’homme de la rue sent bien – mieux que les élites politiques et économiques – qu’un monde fout le camp et qu’on ne voit pas se dessiner les contours d’un nouveau. On appréhenderait plutôt le pire, le chaos, la lutte pour l’accès aux ressources, l’emballement de la frénésie d’accaparement, les abus de pouvoir et de position dominante, la dégringolade de ceux qui ne veulent ou ne peuvent se maintenir dans l’arène. L’individu n’a plus prise sur son destin et les collectifs qui croient un autre monde possible se battent le dos au mur pour préserver quelques acquis de l’Etat de droit et de l’Etat social. Le nombre de militants actifs est très réduit et les mobilisations restent sectorielles. Les rivalités narcissiques, les frottements d’ego blessés, la soif de reconnaissance ont raison de la plupart des expériences collectives. Le plus grand nombre se contente de la liturgie altermondialiste et semble prendre sa fréquentation de ses fêtes communautaires pour de l’action politique. Et en effet, que faire ? Les voies du politique sont verrouillées, les chemins du changement sont en friche. Les vieilles réponses nous encombrent. Nous vivons dans l’ombre portée des grandes convulsions qui ont déchiré les deux siècles d’accouchement de la modernité occidentale, les figures de l’engagement politiques qu’elles ont porté hantent nos rêves et nos cauchemars. Le révolutionnaire en son parti, le résistant ou le maquisard, le terroriste plombent notre imaginaire. Il faudrait inventer de nouvelles réponses, de nouveaux modes d’être en politique, de nouveaux types de collectifs.

Le révolutionnaire dans son XXième siècle : une figure du passé

Le révolutionnaire milite au sein d’une organisation structurée, dont les partis communistes sont une version achevée. Il a conquis le Palais d’Hiver mais s’est laissé confisquer sa révolution par les chefs du parti, qui ont occupé la scène de l’histoire des décennies suivantes en se dévorant entre eux. Staline, qui a triomphé d’eux tous est à peu près le seul à être mort dans son lit. Mais dans les temps troublés des années trente, on verra surgir des brigadistes internationaux en Espagne en 1936, résistants au fascisme, puis les résistant civils ou militaires à la domination nazie –ils auront leur pendant dans les guerres d’indépendance du Tiers Monde dans le guérillero. Une telle figure va de pair avec une scène historique, polarisée, aimantée par un petit nombre d’idéologies fortes et antagonistes, où s’affrontent des forces organisées, jouant alternativement, ou simultanément, de l’action politique et de l’action militaire. La logique binaire de l’affrontement favorise l’enrôlement des individus et les disposent selon une configuration d’où la violence découle pour ainsi dire naturellement. La violence est érigée en « accoucheuse de l’histoire ».

Une autre figure paraît plus proche de nous et sert de référence à beaucoup : celle de la mobilisation civile, non violente au sein de grands mouvements à la structure souple et décentralisée, mais dont la cohésion est assurée par une idée force, un objectif incarné par un leader. Mais c’est justement l’idée-force rassembleuse qui manque à notre époque.

Apôtres de la non violence, désobéissances civiles et libérations de masse : hors de portée ?

La référence historique est la lutte pour l’indépendance de l’Inde sous l’autorité de Gandhi. Puis, il y a eu le mouvement américain pour les droits civiques, l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud, le mouvement Solidarnosc en Pologne… Ce dernier, souvent oublié, présente l’intérêt que la figure leader du mouvement n’était pas un individu, en dépit de la médiatisation de la personne de Lech Walesa, mais un mouvement syndical, Solidarnosc. Mai 68 appartient incontestablement à ce registre de mobilisation, avec des spécificités : absence de leader [1], très grande hétérogénéité, absence d’objectifs définis. Très récemment, le mouvement des moines bouddhistes birmans en a donné une remarquable illustration, bien que pour l’instant sans résultat.

Ce type de mobilisation de masse prend corps face à un pouvoir oppressif fort, identifiable de façon évidente, incarné dans des acteurs humains – c’est-à-dire représentable pour le plus grand nombre. La non violence est autant un principe éthique qu’une stratégie : elle est l’arme des sans armes face à une puissance armée. La violence n’est plus l’accoucheuse, mais la fossoyeuse de l’avenir et de la liberté. C’était très clair pour Gandhi et pour Solidarnosc. La prise de pouvoir n’est qu’un objectif secondaire (un moyen) face au triomphe d’une grande revendication, à forte connotation morale : la liberté, la justice, la dignité (Solidarnosc disait qu’il ne luttait pas le pouvoir, mais pour la dignité). Ce type de mobilisation se présente d’abord comme une praxis – ou un ensemble de pratiques, mais n’est pas dépourvu de fondements théoriques, la désobéissance civile formulée par Henry David Thoreau et reprise par Gandhi, ni de filiations : les coordinations en réseaux de nombre de luttes actuelles, en France et dans le monde, en sont des descendantes.

La troisième figure, diamétralement opposée à la précédente, est aujourd’hui d’actualité, celle du terroriste, inquiétant héros de la lutte solitaire et désespérée. Dans la période moderne, elle émerge avec les anarchistes russes de la fin du XIXe siècle et trouve sa forme achevée, après avoir fait un passage remarqué par l’Allemagne et l’Italie des années 1970, avec les attentats suicides affectionnés par les islamistes fanatiques, dévoilant ainsi sa vérité profonde : un nihilisme sans fard répondant au nihilisme masqué des régimes et des systèmes qu’ils attaquent. Cette forme d’action, portée par des petits groupes minoritaires et isolés, est une tentation forte dans les configurations historiques où dominent la confusion et l’impuissance, dans des époques faites, comme le disait le sociologue américain Charles Whright Mills dans les années 60, d’inquiétude et d’indifférence, et pourrait-on ajouter : tissées de ressentiments. Le terrorisme exerce sa fascination en cultivant une ressemblance factice avec des résistances armées prestigieuses, en Europe contre le nazisme, en Asie ou en Amérique Latine contre les dictatures ou les empires. Mais la violence, dans son cas, n’est rien d’autre qu’un langage ramené à sa plus simple expression, celle du meurtre de l’autre, de la parole et de la cité, « dolmetscher » des temps nouveaux [2].

Le terroriste et le téléspectateur, hypnose...

Ces trois visages de l’action sont contemporains, nés avec l’époque moderne, mais la troisième, baptisant dans le sang le nouveau millénaire, obnubile et hypnotise. L’individu de la « foule solitaire » du XXIe siècle est celui qui regarde en boucle sur son écran de télé les boeings éventrant les Twin Towers. Le téléspectateur sidéré et le terroriste suicidaire forment un couple emblématique de notre époque confuse et incohérente ; une époque où la première forme de mobilisation est obsolète et où la seconde ne parvient pas à prendre.

Pourquoi ? Pourquoi toutes les mobilisations tant soit peu massives restent sectorielles et sans débouchés ? Pourquoi se révolte-t-on si peu, dans les pays démocratiques et développés, face à des situations révoltantes, à des injustices flagrantes ? En 1974, après le premier choc pétrolier, et alors que le chômage commençait à monter, on disait que s’il franchissait la barre des 500 000 chômeurs, ce serait l’explosion sociale. Puis la « barre » a été portée à un million, et maintenant elle est tellement élastique que c’est devenue une corde à sauter avec laquelle les dirigeants font allègrement valser les statistiques. Mais de mouvement social, point !

Qu’est-ce donc qui entrave à ce point notre pouvoir d’agir ? ou plutôt notre vouloir ? La passivité face à l’oppression est, certes, un phénomène qui a intrigué nombre de penseurs, particulièrement depuis que La Boétie lui a donné sa formulation célèbre en « servitude volontaire », mais nous avons tous le sentiment qu’elle prend dans notre temps, une ampleur et des formes inédites. La passivité n’est cependant ni un destin, ni une forme unique et intemporelle, elle est à chaque fois le produit d’une époque et même si elle s’enracine dans quelques dispositions permanentes de la nature humaine, elle est toujours une construction historique

Aux racines de l’impuissance, l’insignifiance

Dans notre contexte, elle a partie liée, nous le sentons tous plus ou moins, avec ce que Castoriadis avait diagnostiqué peu de temps avant sa mort comme la montée de l’insignifiance [3], c’est-à-dire le processus envahissant et irrésistible d’érosion des significations, de désymbolisation généralisée. Mais comment s’articulent impuissance et insignifiance ? Mon hypothèse est que c’est la réduction à l’insignifiance qui produit l’impuissance et non pas l’inverse. L’hypothèse n’est pas originale, mais il n’est pas inutile de la creuser, pour mettre au jour en quelque sorte le « mode de production » de l’impuissance.

Derrière ces deux modalités de l’existence moderne que sont l’insignifiance et l’impuissance, il y a une forme anthropologique, si connue et si commune qu’elle est totalement banalisée, à tel point qu’on en oublie qu’elle est terriblement jeune au regard du temps long de l’histoire, qu’elle est un processus qui déploie sans cesse de nouveaux effets, dans les champs les plus divers, et qu’elle est encore en devenir : la figure du consommateur. Elle se tient au centre du tableau de l’époque moderne et comme dans les bonnes peintures de la Renaissance, on peut y distinguer plusieurs plans successifs. Ce qui se voit au premier plan, c’est l’expansion l’irrésistible de la marchandise, fruit du capitalisme productiviste et d’une aliénation à deux faces. Côté face, elle transforme chacun de nous en toxicomane addictif au marché. Si l’argent est le signe dominant de l’époque, ce n’est pas à cause de je ne sais quelle perversion morale des individus, mais parce que sans argent, on ne peut littéralement pas survivre dans le monde moderne. Côté pile, l’aliénation se répand par le salariat généralisé, dont le principal effet, dans le mode de production bureaucratisé moderne, est d’anonymiser la production et d’organiser l’interchangeabilité des individus. Dans les grandes organisations techno-bureaucratiques publiques ou privées, personne ne peut savoir quelle est sa part propre dans la production de la plus value et chacun est rongé par le sentiment de son inutilité [4]. On évoque souvent la superfluité des hommes désœuvrés par le chômage de masse, on voit moins que l’individu au travail est déjà « socialement construit » comme superflu, même si ce n’est pas réel en termes économiques. La mise au chômage n’est que l’actualisation de cette superfluité latente et obsédante. Bien qu’il reste des pans de l’économie où il n’en est pas ainsi, et où l’individu garde sa valeur propre, on voit que cette tendance s’accélère et qu’elle a même gangréné des secteurs de la production qui aurait dû par nature être indemnes de cette folie : par exemple l’agriculture, qui dans sa version productiviste a transformé les paysans en salariés de fait sinon de droit des grands groupes agro-alimentaires et en assistés des fonds européens.

La marchandisation ne se limite pas aux biens matériels, nécessaires à la reproduction biologique de notre existence, elle a dévoré le champ de la culture, la vie de l’esprit, et jusqu’au temps lui-même. Et c’est bien ça le pire : industries culturelles, loisirs organisés, voyages qui met à « portée de mains » des destinations dont les noms finissent de s’éteindre sur le papier glacé des catalogues, vente à l’encan des spiritualités assaisonnées façon fast-food, chemins initiatiques que le disciple, habillé en stagiaire, coule docilement entre les semaines 30 et 32 d’un agenda surchargé … et s’il y a du temps et de l’homme de reste, les maîtres illusionnistes du petit écran le vendront aux annonceurs affamés, sous l’emballage : « temps de cerveau disponible ».

L’insignifiance, dans ce premier plan, naît de la prolifération des signes, le trop-plein engendre le rien, l’espace sursaturé de signes étouffe le sens, anesthésie les sens. Son élément moteur est la vitesse, le turn-over hallucinant et halluciné des objets, voués à disparaître à peine produits, à tel point que leur « devenir-déchets » occupe un temps et un espace sans aucune mesure avec ceux de leurs usages. Mais peut-on parler d’usage pour ces objets, non désirés, produits à l’aveugle, morts précocement et oubliés instantanément ?

Mais au second plan, il y a une aliénation plus dangereuse, parce que sournoise, et qui consiste en la prise en charge des aspects élémentaires de notre vie quotidienne par la machinerie socio-technique. Nous sommes tous les jours alimentés, abreuvés, transportés, chauffés, éclairés par de grands réseaux interconnectés qui en quelque sorte se chargent de l’intendance, pour, prétendent-ils, libérer notre temps si précieux pour des tâches plus élevées : travailler, cultiver nos liens sociaux, éduquer nos enfants, séduire, nous divertir etc… Il y a ce qui se passe sous les feux de la rampe et ce qui se passe dans les locaux techniques, les sous-sols et les cuisines et sans lequel la scène resterait désespérément vide. Les acteurs savent leur texte et rien que leur texte, leur savoir s’arrête à la régie, là où on fabrique les décors et tire les ficelles. En réalité, ces grands réseaux, fruit du croisement de la science de l’organisation et de la techno-science, sont, comme l’avait finement noté l’anthropologue Mary Douglas, maîtres de la vie et de la mort sous couvert de ne s’occuper que des choses triviales, bassement matérielles [5]. Car cette machinerie nous exproprie doublement, de notre présent et de notre avenir. De notre présent, en nous déracinant de notre vie la plus ordinaire, de la biologie du quotidien, et de notre avenir, car ces grands réseaux sont très complexes, très vulnérables, potentiellement dangereux, et on ne les arrête pas d’une simple décision. Leur bon fonctionnement est étroitement lié à un haut niveau de développement organisationnel, capable de garantir la sûreté, ce qui suppose une rigoureuse discipline sociale, une surveillance permanente et la continuité de l’activité scientifique, soit une techno-structure imbriquée avec le pouvoir politique. On ne peut les démanteler autrement que dans un processus très long et très contrôlé de reconversion, ce qui élimine le changement de type révolutionnaire du champ des possibles. On ne prend pas une centrale nucléaire comme on prend la Bastille. Mais le nucléaire est un peu l’arbre qui cache la forêt, car l’adduction d’eau potable, la production et la distribution agro-alimentaire, le système des transports ultra-rapides (l’aviation civile, les TGV), le système de santé (voir le sang contaminé, la vache folle, le SRAS etc.), les réseaux télématiques, sont des systèmes très vulnérables, pour ne parler que de ce qui permet les gestes les plus ordinaires et les plus indispensables de notre vie quotidienne. Le prix à payer pour être déchargé de l’intendance est considérable, mais il est la plupart du temps indolore. On a une petite idée de la note quand une chute de neige prive d’électricité et de chauffage des régions entières ou paralyse les routes, et on paye une traite quand une catastrophe dans les transports, dans une usine chimique ou dans le secteur sanitaire fait quelques centaines de victime et répand la panique dans la population. S’il est un « bio-pouvoir », comme le dit Giorgio Agamben, c’est là qu’il a ses forteresses.

Nous venons de voir trois registres de l’insignifiance moderne : l’insignifiance par la prolifération des signes, l’insignifiance par l’éphémère et la futilité de nos produits, l’insignifiance par le déracinement de l’ordinaire de la vie. Ce qui est proprement tragique, c’est qu’ils renvoient en écho l’angoisse propre à l’existence humaine, déchirée par le doute et la tentation de l’absurde, par le sentiment d’être mal-né, par hasard ou par erreur, et de devoir disparaître sans laisser de traces. Prise dans le jeu de miroir de ses mondes intérieurs et extérieurs, la condition de l’homme moderne ordinaire rend un son tragique et dérisoire à la fois. Envahi par les objets, libéré de la corvée quotidienne « des travaux et des jours », réduit à son « pouvoir d’achat », l’individu du marché globalisé est à la fois agité et impotent, surencombré et radicalement démuni, ramené, au bout du compte, à ses dettes. Il se pourrait bien qu’après avoir congédié les grands systèmes de sens qui aliénait la liberté et bridait la créativité, la civilisation européenne n’ait réussi qu’à donner forme dans le réel aux angoisses et aux cauchemars les plus profonds de l’homme [6].

Consommer le politique

Dans de telles conditions, il n’est pas très difficile de vider l’espace politique de sa substance, en donnant l’ultime touche au troisième plan du tableau, là où le citoyen se transforme en consommateur d’un show politique permanent. Nul besoin de complot des élites, juste quelques trucs d’illusionnistes ici et là, du genre du « storytelling », vieille astuce des politiciens, perfectionnée par l’acteur hollywoodien Ronald Reagan et repris depuis par tous les dirigeants de la « people-démocratie » [7]. Les VIP de la commission Trilatérale n’ont sans doute pas eu de mal à retrouver le sommeil. On se souvient peut-être en effet que tandis que les experts du MIT, dans les années soixante-dix, lançaient leur « halte à la croissance », la Trilatérale, plus discrètement il est vrai, s’inquiétait de l’emballement de la démocratie, laquelle après avoir intégré les femmes et les peuples colonisés, semblaient vouloir aussi incorporer les minorités ethniques, les homosexuels, les ados etc… « Halte, disaient-ils, démocratie, croissance zéro, la planète devient ingouvernable ! ». Aujourd’hui le maître mot des politiciens et de leurs consultants est « gouvernance », mais le meilleur ressort de la gouvernabilité des peuples est dans la réduction du geste citoyen au comportement consumériste [8]. Toute révolte, toute contestation, toute indignation a son marché : du petit écran au grandes fêtes altermondialistes, en passant par les marchés politiquement correctes de l’équitable ou du bio, chacun finit par rejoindre un dysneyland conforme à ses convictions et à ses amitiés. L’art et les artistes eux-mêmes n’y échappent pas : leurs avant-gardes contemporaines ne sont jamais très loin du marketing publicitaire ni des paillettes du star system.

Aux racines de nos maux

Alors que faire, comme disait Lénine ? Le tableau que tu dépeins est bien sombre, me direz-vous, et il ne laisse pas d’échappatoires. Oui, notre impuissance est profonde, parce qu’elle n’est pas juste l’effet d’institutions perverses qu’il suffirait de redresser, parce qu’elle se nourrit de tous les éléments structurants de la vie moderne et qu’elle puise loin dans notre psyché individuelle et collective. Elle a pour autres noms insignifiance et déracinement. Mais elle n’est pas fatale, cependant, car si la propension à aliéner sa liberté est consubstantielle à l’homme, son intolérance à la servitude installée lui est tout aussi consubstantielle. La configuration socio-historique est telle qu’il est peu probable qu’un changement réel soit à attendre des grands mouvements révolutionnaires du passé ou des partis politiques du présent, car aucune de ces formes ne peut toucher à la racine de l’aliénation. Celle-ci ne peut être atteinte que par une reprise, une reconquête par les individus et les collectifs de leurs usages, pour parler comme les distributistes. Reprendre la maîtrise de nos usages, ouvrir quelques belles échappées hors du marché ou se ménager des échappées belles hors des machines qui pensent et sentent à notre place - c’est affaire d’orientation et non de statistique, car il ne s’agit pas de sortir de la dépendance du marché pour tomber dans les esclavages de l’autarcie. Il s’agit d’abord et surtout de reconquérir sa liberté intérieure : de là nous viendra l’audace d’agir, de là renaîtra notre désir et se surmonteront nos paralysantes terreurs. Il n’y a pour l’instant pas d’autres radicalités que celles des ré-enracinements dans le propre de notre existence. L’avenir viendra à notre rencontre, depuis un lieu qui s’appelle notre imaginaire. Le reste, c’est-à-dire les modalités politiques de la reconquête du pouvoir politique, viendra ensuite, en second mais pas secondairement ni mécaniquement, au contraire : comme ce qui est le plus nécessaire et sera le mieux pensé.


Article paru dans Altermondialiste 81 n° 7 (janvier 2009)


[1Daniel Cohn-Bendit, pour le mouvement étudiant, n’est pas un leader, mais une personnalité emblématique et pour le mouvement ouvrier, l’absence de leader individuel ou organisé est un des phénomènes remarquables de 68 : La CGT a sans cesse couru derrière la grève générale qu’elle a fini par torpiller faute de pouvoir la contrôler.

[2« Dolmetscher », interprète en allemand, était le nom donné par les détenus des camps de concentration à la matraque des Kapos

[3Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les carrefours du labyrinthe, IV, Seuil, 1995

[4Le fait que dans le processus de production moderne, les tâches sont de plus en plus individualisées et qu’on exige du salarié, non plus seulement des qualifications et des savoir-faire, mais surtout des « compétences », c’est à dire la mise au travail de ses ressources et de son expérience personnelle ne contredit pas le phénomène décrit ici, au contraire il intensifie la compétition et l’exploitation, en détachant ces compétences de la personne elle-même.

[5voir Mary Douglas, comment les institutions pensent, La Découverte/MAUSS, 1999 (à lire résolument, sinon absolument)

[6Comme elle l’a laissé voir sans masque, dans les camps de concentration et les fabriques de cadavres des régimes nazis et staliniens.Tous les systèmes de sens, légués par les différentes traditions culturelles, produisent le sens et la permanence susceptible de barrer la route à l’auto-destruction humaine, au moyen d’un grand partage entre le sacré et le profane (et une série de partages ou de classifications secondes), mais malheureusement – et le tragique est là – la conquête par l’homme de son autonomie (l’auto-institution historique) sape les fondements de ce partage.

[7Christian Salmon, Storytelling - La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Decouverte, 2007

[8Rappelez-vous les discours de Georges Bush, de Lionel Jospin et des autres dirigeants des pays démocratiques, au lendemain des attentats du 11 septembre : le consumérisme était l’acte de résistance du citoyen au terrorisme comme la guerre celui des militaires…