Note de visionnage du film

« Demain »

mercredi 24 février 2016, par Jean MONESTIER

Pas plus tard qu’hier, j’ai vu à Perpignan, au cinéma Le Castillet, le film « Demain », de Cyril Dion et Mélanie Laurent, que de nombreux militants m’avaient pressé de visionner. Ce que j’ai trouvé très positif, c’est que le public, alors que l’on approchait de la dernière séance, était encore important et comprenait de nombreux jeunes. La veille, j’étais allé entendre une conférence sur « La Méditerranée, une mer en sursis », où le public, nombreux également, n’était presque exclusivement formé que de personnes de plus de 45 ans. D’un côté, je me réjouis donc que ce film, qui tente de nous décrire un avenir possible après la catastrophe en cours, trouve une belle audience dépassant manifestement les cercles militants. Par ailleurs, mis à part le côté esthétique de certaines vues aériennes qui font penser à un « hélicologiste » bien connu, il élude certains problèmes majeurs, notamment dans les domaines de l’énergie et des ressources. Or, si l’homme a déjà démontré de remarquables qualités d’adaptation dans des circonstances très difficiles ou lors de conflits majeurs avec ses semblables, nous accumulons vis-à-vis de la biosphère une dette non négociable qui reste un impensé général, y compris parfois dans les cercles militants.

On ne peut qu’être d’accord pour la mutation de l’agriculture vers l’agro-écologie et la permaculture décrite dans le premier chapitre du film. Mais je regrette fort d’entendre exprimer que cette révolution permettra de nourrir sans difficultés 11 milliards d’hommes vers 2050. Tout en critiquant la croissance indéfinie dans les chapitres sur l’économie et la monnaie, dans le même temps, on lui ouvre une belle fenêtre en envisageant sereinement une augmentation de 57% de la population mondiale. Certes, une solution à ce problème se trouve dans l’éducation, mais pas celle, bien décrite par le film et par ailleurs remarquable, offerte aux riches petits finlandais, mais celle qui permettra aux petites filles pauvres des pays d’Afrique de choisir d’avoir moins d’enfants, comme je l’ai entendu expliquer par René Dumont à Lille dans les années 80.

Pour en finir avec le chapitre agricole, même si l’on admet que le monde rural devra participer à l’alimentation des villes, notamment pour les céréales, et même si l’agriculture urbaine est bien justifiée par le film, elle ne pourra satisfaire plus de la moitié ou même seulement un tiers des besoins alimentaires urbains. Il restera donc d’importants échanges de marchandises entre les villes et les territoires environnants, sans parler des flux à plus longue distance exigés par la résilience alimentaire aux soubresauts climatiques. Or, si les auteurs évoquent abondamment les transports de personnes en milieu urbain (vélos, véhicules ferroviaires embarquant ces derniers, etc.) ils restent très discrets sur les transports ruraux ou interrégionaux de voyageurs et sur les transports de marchandises (nourriture, combustible, équipements, acier, béton, pales d’éoliennes et autres capteurs solaires). Ceci est très courant dans tout ce que j’ai lu sur la transition.

Mais c’est le chapitre sur l’énergie qui me parait le plus discutable. Évoquer la sobriété tout à la fin, comme une sorte de recherche complémentaire ultime, me parait à la fois une erreur psychologique et stratégique :

  1. un excellent article de Richard Heinberg paru dans le N° 121 de La Décroissance (juillet-août 2015) explique fort bien pourquoi les énergies renouvelables seront très loin de pouvoir remplacer les énergies fossiles [1]. Il invoque par exemple le béton et l’acier, dont nous pourrions limiter l’utilisation mais sans doute pas la supprimer. Je n’ai encore jamais entendu parler de processus industriels permettant d’en produire à partir de l’énergie solaire. Et s’ils existent un jour, ils seront très coûteux et il faudra restreindre notre demande considérablement. La sobriété n’est donc pas seulement un axe complémentaire de la transition énergétique.
  2. Par ailleurs, mettre en avant l’efficacité, ce qui est certes beaucoup plus souriant et consensuel, aboutit, par l’effet rebond (faire davantage de km puisqu’ils coûtent moins cher) et le déversement (consacrer les économies faites dans un domaine à augmenter les dépenses dans d’autres), à faire oublier la sobriété, beaucoup plus difficile à promouvoir et à négocier, surtout dans une société inégalitaire, et finalement à additionner les énergies renouvelables aux énergies fossiles au lieu de les leur substituer [2].

Pour ces deux raisons, la sobriété doit donc être présentée dès le début comme un effort préalable majeur dans tout projet de transition réaliste. L’appellation « film documentaire » m’aurait paru impliquer normalement qu’on la mette en avant. Pour appuyer cette assertion, je donnerai un seul chiffre, calculé par un biologiste américain, Jeffrey Dukes : chaque année, en puisant dans le stock d’énergies fossiles, nous consommons 400 fois la production biologique annuelle de la planète [3]. Cela tempère tout projet d’utiliser davantage la biomasse dans la transition vers les énergies renouvelables. Il se trouve que, même si le soleil émet chaque jour vers la planète plusieurs milliers de fois l’énergie que consomme l’Humanité, cette énergie est extrêmement diluée, et les opérations de captation en absorbent d’énormes proportions. Ce phénomène, très peu évoqué en général, et pas du tout dans le film « Demain », se mesure par un coefficient appelé en français le TRE, Taux de retour énergétique. On calcule le rapport entre l’énergie recueillie par un processus en un endroit donné et la quantité d’énergie consacrée à cette captation, et même au transport et à la livraison à l’utilisateur final. Si on récolte 3 unités d’énergie par unité investie dans l’ensemble du processus, le TRE est de 3. En 1900, il était de 100 pour le pétrole, précieux condensé d’énergie solaire produit par la nature au fil de centaines de millions d’années, mais il baisse peu à peu. Pour les sables bitumineux du Canada, il serait actuellement plutôt inférieur à 1,5, c’est-à-dire qu’une unité investie ne procure qu’une demi-unité utilisable, puisqu’il faut d’abord « rembourser » l’investissement pour pouvoir le renouveler [4]. Si le TRE descend à 1 et au dessous, ce qui serait déjà le cas pour certains agro-carburants [5], on récolte moins d’énergie qu’on n’en investit, et il conviendrait d’abandonner le processus. Je crois me souvenir que le film évoque cette contre-performance pour la production de calories alimentaires par l’agriculture industrielle, mais il ne parle jamais du TRE de la captation des énergies renouvelables.

On nous montre avec satisfaction des hectares de capteurs photovoltaïques fixes, qui perdent donc 30 à 40% de performance par rapport à ceux qui suivent le soleil. Par ailleurs, les cadres en sont en aluminium, produit évident, brillant et moderne, dont la fabrication est très coûteuse en électricité, au lieu d’être en bois, matériau politiquement vieillot, mais que j’ai vu utilisé dans des capteurs de démonstration par une chercheuse militante rencontrée il y a longtemps au sein de l’association La Ligne d’Horizon. Cela relèverait pourtant le TRE de la filière de façon non négligeable. L’aluminium, qui allonge ici regrettablement la durée d’amortissement énergétique des équipements de captation, devrait être réservé à la construction des véhicules, dont il ferait diminuer la consommation kilométrique d’énergie durant toute la durée de vie, et ne pas être gaspillé à fabriquer des capteurs solaires ou des fenêtres qu’on n’ouvre qu’une fois par jour.

Tout ceci nous mène au concept d’énergie grise. Il est agréable de se glorifier en affichant que telle installation fournit l’énergie consommée par 100, 1000, 10.000 foyers. Mais au-delà de leur procurer de quoi faire fonctionner l’éclairage, le chauffage, et de quoi actionner machines à laver et logiciels « intelligents », il faut tenir compte, sur leur durée de vie, de l’énergie utilisée annuellement pour construire ces bâtiments, ces installations électriques, ces machines à laver, ces ordinateurs, ces chaudières, ces réseaux de chaleur, ces capteurs solaires, ces éoliennes, et tout ce dont a besoin l’industrie pour extraire et transformer les matériaux nécessaires à leur fabrication. Et c’est énorme.

C’est pourquoi je tremble quand j’entends parler, comme dans le film, de stocker les énergies renouvelables dans les batteries de voitures qui seraient désormais « intelligentes ». Où sera donc stockée l’électricité concernée au-delà de celle déstockée par ces voitures elles-mêmes pour rouler ? Quelle capacité auront donc ces batteries, aussi performantes soient-elles ? Vont-elles peser 500 kg, une tonne, cinq tonnes ? Même en nous limitant à 500 kg, combien en faudra-t-il ? On approche actuellement le nombre d’un milliard de voitures individuelles en circulation sur la planète, et elles sont utilisées essentiellement par la petite fraction d’hommes menant un train de vie occidental, (non négociable ?). Au nom de l’égalité démocratique, y en aura-t-il un jour deux milliards ? trois milliards ? cinq milliards ? Je n’en crois rien, pas plus qu’à la pertinence de consacrer de l’énergie à déplacer au gré des fantaisies des automobilistes de lourds objets de stockage d’une électricité destinée à des usages fixes. J’avouerai que, depuis longtemps, Jeremy Rifkin, interviewé dans le film parmi d’autres intervenants beaucoup plus crédibles, est d’abord à mes yeux un « mage économiste », et que je ne crois absolument pas à la plupart de ses prédictions, même s’il est payé parfois très cher pour dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre.

Pour conclure, je voudrais souligner les difficultés des changements d’échelle, qui ne sont absolument pas abordées dans ce film, car cela entamerait l’optimisme confortable qu’il défend. On peut construire et faire rouler un million, dix millions, cent millions de voitures électriques. Un milliard ? J’ai des doutes, d’autant que, dans « Pétrole : la fête est finie ! » [6], Richard Heinberg nous rappelle que l’automobile est une des plus efficaces façons de gaspiller l’énergie. Cinq milliards ? Cela n’arrivera jamais. Pourquoi ? Parce que le changement d’échelle provoque un changement de nature et que le fait de laisser circuler cinq milliards de voitures n’a rien à voir avec le fait d’en tolérer un milliard, avec les déjà très lourdes conséquences écologiques que l’on sait. Olivier Rey développe ceci remarquablement dans son essai « Une question de taille » [7].

Pour ma part, j’invoquerai deux exemples :

  1. sur un bateau, si un passager se penche à tribord pour scruter la mer, il n’y a aucun problème. Si tous les passagers en font autant, le vaisseau, selon sa propre taille, peut s’incliner dangereusement, voire chavirer à tribord.
  2. Pendant la seconde guerre mondiale, en France, l’occupant a laissé très peu de carburants pétroliers à la disposition du pays, et toutes sortes d’alternatives ont été expérimentées : gazogène, gaz naturel, gaz de ville, électricité, etc. Chaque fois, la solution expérimentée a suscité l’enthousiasme puis un engouement plus ou moins exponentiel. Et, très régulièrement, sont apparus des goulots d’étranglement, soit au niveau des carburants (bois, gaz naturel), soit au niveau de la mise à disposition (stations de compression du gaz de ville), soit au niveau des équipements (plomb et cuivre pour les véhicules électriques). Au sujet du gazogène, qui motive encore aujourd’hui certains militants, puisqu’il fonctionne à partir d’une énergie renouvelable, le bois, j’ai eu la surprise d’apprendre que l’administration avait fini par interdire la fabrication de tout nouvel appareil. Tout ceci est bien documenté dans un petit livre de Camille Molles : « La fin du pétrole - Histoire de la pénurie sous l’occupation » [8]. Ajoutons qu’il y avait moins de deux millions de voitures en France à l’époque, alors qu’il y en a plus de trente millions aujourd’hui. Je crois qu’il sera donc plus pertinent d’utiliser la biomasse, moins de 1/400ème de l’énergie fossile que nous consommons annuellement selon Jeffrey Dukes, à faire rouler un certain nombre de tracteurs, d’engins de chantiers, et de véhicules ferroviaires vraiment indispensables.

Pour conclure, ce film, « Demain », présente nombre d’actions dont certaines sont exemplaires et très intéressantes, mais c’est avec beaucoup de légèreté qu’il postule implicitement qu’elles sont généralisables en l’état aux 7 milliards d’hommes qui peuplent cette petite planète. A moins que, parmi tous ces hommes qui devraient avoir le même accès aux ressources, certains soient moins égaux que d’autres ?

Perpignan, le 21 février 2016


[1« Les énergies renouvelables ne pourront pas alimenter la croissance économique », R. Heinberg, La Décroissance N° 121, p. 20

[2« Vert paradoxe », Le piège des solutions écoénergétiques, David Owen, Editions Écosociété, 2013.

[3Calcul de Jeffray Dukes cité par George Monbiot dans The Guardian du 6 décembre 2005.

[4« Pétrole : la fête est finie ! », Avenir des sociétés industrielles après le pic pétrolier, Richard Heinberg, Editions Demi-Lune, collection Résistances, 2008, p. 166-167.

[6op. cit., p. 246-247

[7« Une question de taille », Olivier Rey, Editions Stock, 2014.

[8« La fin du pétrole - Histoire de la pénurie sous l’occupation », Camille Molles, Editions Descartes et Cie, 2010.