Une pensée sur la crête

dimanche 8 janvier 2012, par Paul ARIÈS

La décroissance est une pensée sur la crête, qui peut conduire au meilleur comme au pire. Le meilleur est ce qui permet aux peuples de reprendre espoir dans l’avènement d’une société plus humaine, en ayant, pour cela, tiré toutes les leçons des tragédies passées. Le pire serait de préparer l’avènement d’une société dont nous ne voudrions pas. La générosité envers Gaïa ou les animaux ne peut tenir compte de théorie. L’histoire nous enseigne que les meilleures intentions du monde ne suffisent pas toujours à faire tourner la roue du bon côté. Les bolcheviques pensaient sincèrement construire « le paradis sur terre ». Souvenons-nous de Lénine remplissant, dans les souterrains du Kremlin, les poches d’Alfred Rosmer de pierres précises pour financer la révolution en France parce que l’argent n’aurait bientôt plus cours [1].

Il n’est certes jamais possible d’écrire l’histoire avant qu’elle ne se fasse, mais on doit se prémunir contre certains « virus » idéologiques en commençant par faire la chasse aux concepts équivoques.

Les polémiques qui divisent les rangs des « objecteurs de croissance » ne sont pas seulement des querelles de boutiques ou de personnalités. Elles expriment des clivages intellectuels qui montrent que, bien souvent, nos accords cachent des désaccords tout aussi fondamentaux. Je ne peux accepter l’argument que ces questions fâcheuses seraient peu de choses au regard des enjeux environnementaux, car il a bien fallu des « intellectuels » pour théoriser Auschwitz avant de le réaliser. Il est donc capital de ne pas nous dédouaner pas trop vite des idées qui nous opposent. J’entends aussi l’argument selon lequel nos vieilles idéologies seraient de toute façon dépassées par l’ampleur et la nature des enjeux actuels. Cependant, croire que nous devrions partir au front sans boussole théorique est tout aussi criminel que de croire en la toute-puissance des idées. Ces conflits théoriques sont suffisamment forts pour avoir été en partie responsables de l’échec politique du lancement des États Généraux de la Décroissance Équitable [2], du départ d’une partie du comité de rédaction du journal La Décroissance et des insultes et mensonges qui pullulent sur quelques sites Internet, dans le seul but, semble-t-il, de mener une « propagande noire ».

Que nous ne soyons pas d’accord sur des concepts ou sur les moyens à mettre en œuvre pour avancer vers une société de décroissance est heureux puisque cela prouve que la décroissance est une pensée vivante, mais que ces désaccords portent sur des valeurs est une autre chose. Comme plus personne ne peut croire, après l’échec du « socialisme réellement existant », à la possibilité de fonder nos engagements sur une science, donc sur une théorie falsifiable, la politique est donc bien un conflit entre des systèmes de valeur. On peut en déduire que si les objecteurs de croissance doivent débattre de tout, ils ne peuvent le faire avec n’importe qui, c’est-à-dire avec des représentants de systèmes de valeur que nous jugeons inacceptables. Les choses sont d’autant plus complexes que nous vivons une période de totale confusion des valeurs et de perte des repères de sens. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement puisque nous pensons, nous aussi, dans le cadre de cette société dont l’assèchement intellectuel et poétique est l’une des principales caractéristiques ?

Faut-il croire que depuis quelques années les choses se soient aggravées au point qu’il n’est même plus possible de s’en prendre à certaines thèses en raison d’une « nouvelle droitisation » des idées ? Je porterai donc volontairement le fer au point le plus sensible en dénonçant ces rapprochements successifs et progressifs entre les positions, pas toujours assumées, de certains objecteurs de croissance et de la Nouvelle droite. Après le ralliement des Indo-Européens du GRECE, on peut découvrir un même appel à la décroissance dans le numéro de juin 2006 de Écrits de Paris, mensuel « frère » de Rivarol… Ces passages d’une rive à l’autre ont été malheureusement beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit dans l’histoire du XXe siècle. Je pense que les milieux de la décroissance sont, pour des raisons qu’il conviendrait d’analyser, plus propices que d’autres courants (productivistes et national étatistes) à certains glissements. Nous pouvons cependant développer des anticorps, puisque ce sont toujours les mêmes mauvaises remises en cause, les mêmes mauvaises articulations de concepts, les mêmes glissements sémantiques, les mêmes abandons de valeurs qui conduisent dans les marécages nauséabonds des milieux les plus « réactionnaires ». La question que nous pose Jean Paul Besset est donc plus que jamais vitale : comment ne plus être « progressiste » sans devenir réactionnaire [3] ?

Dans cet article, je me limiterai à repérer quelques passerelles et à montrer ce sur quoi nous ne devons pas céder et de quelle façon nous devons résister.

Osons la comparaison : les milieux de la décroissance vivent une situation analogue à celle qu’a connue le syndicalisme révolutionnaire du début du XXe siècle, lorsque certains courants s’acoquinèrent avec Maurras et l’Action française [4]. Ne nous laissons pas piéger par le pouvoir de mobilisation de ces « thèses », fondé essentiellement sur des sentiments de rejet : sentiments antidémocratiques, antilégalistes, anti-socialistes, antihumains.

Faut-il dépasser la modernité par sa gauche ou par sa droite ?
J’entends bien que les notions de gauche et de droite sont historiquement situées et qu’elles sont nativement françaises. Elles datent de ce jour où ceux qui s’opposaient au veto royal se rangèrent du côté gauche de la tribune, fondant ainsi un meurtre symbolique, prélude au parricide que sera l’exécution de Louis XVI. On connaît la question : la vraie gauche est-elle celle de 1789 ou celle de 1793 [5] ? Le clivage essentiel oppose cependant, selon moi, depuis deux siècles, ceux qui « à gauche » considèrent que la république est une institution plus ou moins acquise, et qu’il faudrait maintenant faire « la sociale », et ceux qui rejettent 89-93. Bref, la république est reconnue au nom d’une autre révolution à venir. Ce débat est loin d’être fermé. D’autant que je fais partie de ceux qui rêvent d’un drapeau bleu, rouge et vert (le mariage de la république, du socialisme et de l’écologie dans le cadre de la décroissance), tandis que d’autres ne parlent que d’en finir avec 89, avant de commencer leur décroissance. Nos deux projets risquent fort d’être antinomiques.

Le Manifeste d’Unabomber constitue pour certains une Bible de la radicalité [6]. Ce texte d’origine américaine fut popularisé après une série d’attentats meurtriers commis par l’anarcho-écologiste Théodore Kaczynski [7]. Cette « écologie profonde » n’est qu’une critique de la psychologie du « gauchisme moderne » fondé sur une notion d’infériorité auquel répondrait une sursocialisation. Pour elle, les « gauchistes » retourneraient cette haine de soi contre la Terre et revendiqueraient toujours plus de lois, de société d’assistance, etc. Supprimons les services publics et les lois. Alors le « guerrier », « l’aristocrate » le « killer » en aura fini avec ces « loosers » ultraconsommateurs. Comment, avec de tels présupposés, ne pas rejeter les fondements de l’universalisme si parfaitement adaptés à ces hommes assistés ?

Du refus de l’occidentalisme au refus de l’universalisme
Le débat sur l’origine de l’idéologie de la croissance n’est pas sans arrière-pensée. Faut-il en incriminer le monde judéo-chrétien ? À moins que ce ne soit la faute des Lumières et du culte de la Raison ? Ainsi, Alain de Benoist offre un prêt à penser pour apprentis objecteurs de croissance : la matrice judéo-chrétienne serait celle de la Modernité face à laquelle s’opposerait le vrai Occident indo-européen [8].

De façon absurde, on oppose des faits à la défense de l’universalité : les droits de l’homme ont été ceux de l’homme blanc mâle et majeur. On explique que l’Occident humaniste aurait accouché de deux monstres sans voir, justement, que le fascisme et le nazisme sont nés d’une réaction d’hostilité radicale à l’humanisme des Lumières. Choisir idéologiquement de ne rien conserver de positif du passé, c’est non seulement faire preuve d’un manque inquiétant de sens de la dialectique, mais c’est opter pour une lecture de l’histoire équivoque. Peu importe quel événement est retenu comme péché originel et comme cause ultime de notre chute (essor des monothéismes, philosophie des Lumières, Révolution française, pensée « gauchisante », etc.) puisque, dans tous les cas, on sombre dans le thème de la décadence, le plus souvent sous-tendu par une vision cyclique de l’histoire.

La conclusion s’impose d’elle-même : nous serions les derniers « guerriers » au milieu des ruines [9] et l’on ne pourrait que s’en remettre aux catastrophes à venir pour rompre avec cette (heureuse ?) spirale. Nous devrions nous préparer mentalement à cette résurrection (vive l’appel aux consciences) en nous retirant du « Système » (avec majuscule pour bien signifier qu’il serait irréformable) pour bâtir une autre société « purifiée », à l’instar des suprémacistes blancs américains, hostiles au pouvoir fédéral) [10] ? Nous pourrions aussi retourner contre le « Système » sa propre énergie ; belle perspective propre à nourrir les stratégies dites de la tension. A-t-on suffisamment réfléchi aux soubassements de certains thèmes qui font florès dans une partie de notre littérature : mythe du paradis perdu, de la pureté, de l’harmonie, de la fusion ? S’agit-il d’une simple réaction contre l’état de la planète ou de la nostalgie d’un âge d’or ? Jouer la carte du « sauvage » est le plus court chemin contre l’humanisme, mais aussi contre la démocratie, l’égalité, la politique. Cette sorte de nature idéalisée tient lieu de tenant d’une cité idéalisée (L’Atlantide, le Moyen-Âge, l’Inde, les tribus primitives).

De même, en appeler au paganisme contre le monothéisme peut être sympathique, mais, dans le champ théorique marqué par la Nouvelle Droite, c’est postuler derrière la pluralité des dieux une pluralité des peuples, et, sous leur inégalité, une inégalité des peuples et des individus. Nous ne débattons donc pas du sexe des anges, mais de la possibilité d’admettre et d’œuvrer pour l’universalité des droits humains. L’époque n’est plus, depuis le recul du féminisme, au progrès de l’émancipation, quand bien même l’idéologie des droits de l’homme en donne l’illusion. La fin de l’humanisme se réalise sous nos yeux. La décroissance risque fort de n’être qu’un avatar d’une nouvelle pensée unique, laquelle n’a de cesse de remettre en cause l’universalité des droits, soit au nom de la réalité – puisqu’un Corse n’est pas une Bretonne –, confondant ainsi démarche méthodologique (antihumanisme méthodologique) et positionnement politique (antihumanisme conceptuel), soit au nom du respect de la différence (mais si nous nous reconnaissons le droit de combattre l’excision pourquoi pas le reste ?), soit au nom du fétichisme des traditions (pourquoi ne pas défendre alors le système hindou des castes, tellement « authentique » ?). Défendre les traditions ? Oui bien sûr, mais lesquelles ? Est-ce un hasard si la Deep ecology de Arne Naess et George Sessions a d’abord été introduite en France par de Benoist [11], puis reprise par la revue L’Écologiste d’Edward Goldsmith ?

Les glissements idéologiques sont souvent indolores : combien adoptent un point de vue antihumaniste en soutenant que la vie non humaine à une valeur en soi (indépendamment de l’utilité pour le genre humain) sans voir que, si tout se vaut, on finira par ânonner avec Peter Singer que « l’idée que la vie de tous les êtres a la même valeur semble reposer sur des fondements très fragiles [12] » ? La question posée par Henri Salt : « Les animaux ont-ils des droits ? Sans aucun doute si les hommes en ont [13] », peut aisément être renversée : puisque les animaux n’ont pas de droits pourquoi défendre les droits humains politiques, économiques et sociaux ? Si l’humanité n’est pas « une », pourquoi lui donner des droits universels ? Georges Chapouthier se fait ainsi l’apôtre d’une pluralité de statuts : « Peut-on donner les mêmes droits à des êtres aussi différents que le chimpanzé, la grenouille, l’abeille, l’escargot… ou l’amibe [14] ? » Peut-on donner les mêmes droits à des êtres aussi différents que des Corses et des Bretonnes ? Laissons (provisoirement) le dernier mot à Singer : « Pourquoi la vie humaine devrait-elle avoir une valeur particulière ? » Si nous suivons le vieux proverbe africain selon lequel « un arbre se juge à ses fruits », n’importe quel objecteur de croissance admettra que cet antihumanisme conceptuel est pervers. Henri Atlan a totalement raison : « S’il est aussi grave d’expérimenter sur une souris et de la tuer que de tuer un homme, cela veut dire qu’il n’est pas plus grave de tuer un homme que de tuer une souris. »

Cet antihumanisme conceptuel fait aussi le lit au néo-malthusianisme. Il n’est déjà pas indifférent que cette lutte contre la natalité soit conduite au nom de Gaïa et non plus pour le bien-être humain, mais il y a toujours trop d’humains pour ceux qui ne les aiment pas. Comment lire sans réagir que l’humanité serait un « cancer [15] » ? Les mêmes qui nous accusent d’exagérer le péril de la Nouvelle Droite sont ceux qui nous reprochaient de faire état de mouvements « décroissants » comme le Mouvement pour l’extinction de l’espèce humaine (VHEMT) dont certains adeptes hantent nos réseaux ?

La décroissance ne peut qu’adopter le parti de l’universel à la fois comme contrepartie nécessaire à l’égalité postulée entre tous les humains et comme incitation à développer des politiques concrètes. Ne jouons donc plus avec des mots d’ordre faussement radicaux comme le « penser local, agir local », mais inventons de nouveaux universaux pour le genre humain ainsi que les instruments politiques et juridiques (du village à la planète) capables de les porter.

Du refus de l’universel au refus de l’égalité
La notion d’égalité entre les humains n’aurait même pas été un simple leurre, mais une façon d’asseoir la domination des seuls mâles, majeurs et blancs. On pourrait même ajouter « non handicapés ». J’entends bien la critique d’Alain de Benoist ou, dans un autre champ, de Serge Latouche, mais elle porte totalement à faux. La preuve par l’ethnologie est aussi détestable que celle par la biologie. L’égalité ne se mesure ni dans les gènes ni dans un musée des arts et traditions populaires. L’égal est « simplement » celui que je reconnais comme égal [16]. L’égalité est certes une fiction, mais nous devons nous y accrocher. N’oublions pas que l’un des premiers gestes de la première République, puis de la deuxième, fut de proclamer l’interdiction de l’esclavage… On ne joue pas impunément à restreindre l’égalité. On ne joue pas plus impunément à l’étendre, car il ne peut y avoir d’union sans division. Le piège est aussi terrible que l’équilibre est instable. Quelle(s) limite(s) à l’humanité au moment où l’idéologie de la croissance ne rêve que de clonage, de « cyborgisation », etc. ? Ne nous laissons pas piéger par ceux qui, sous prétexte de dénoncer « l’égalitarisme », osent comparer l’uniformisation et l’égalité. Le propre de l’égalité est de défaire des inégalités (naturelles, sociales). Il n’y a donc d’égalité que dans la séparation (d’avec notre animalité). Comme il n’y a de politique et de démocratie que dans la division, c’est-à-dire dans ce même pouvoir de défaire.

Du refus de l’égalité au refus de la démocratie
N’oublions pas que la critique de l’égalitarisme au nom de Stirner [17] reprend les thèses de Joseph de Maistre [18] contre les principes de 1789. Il y a donc une formidable régression d’une fraction de la pensée anarchisante qui ferait bien de relire Bakounine [19], au lieu de se livrer à des spéculations métaphysiques.

On assiste, sous l’apparence de la critique des limites de la démocratie, à une remise en cause du principe démocratique dans ce qu’il a de plus fondamental. La démocratie actuelle n’est certes que l’ombre de la véritable, tout comme la république ou le socialisme, mais faut-il pour autant jeter avec l’eau du bain le bébé et la baignoire ? Cette critique de la pratique empirique de la démocratie n’est cependant pas faite dans le cadre de la quête d’une véritable communauté démocratique, sinon il y aurait matière à débattre et à agir, mais au nom de fictions non seulement mensongères, mais dangereuses. Au nom de quoi refuser la délégation (démocratie représentative), si ce n’est au nom de la fiction d’un peuple de petits soldats toujours vaillants ? Si ce n’est au nom de ce vieux rêve féodal du grand corps collectif divisé en ordre, avant l’onction du biorégionalisme. Jacques Rancière l’a magnifiquement montré : l’homme de la cité démocratique n’est pas un soldat éternellement mobilisé. La démocratie est toujours un mélange de temporalité, d’activités et d’institutions. Toute autre politique exclut le peuple réel. Soit en laissant la place aux seuls militants professionnels, ceux-là mêmes qui s’approprient souvent les espaces de démocratie participative. Soit en s’inventant un autre peuple que celui des citoyens, en espérant fondre le social et la politique dans la nature, comme avec le biorégionalisme [20]. S’imaginer la possibilité d’un « sujet peuple » totalement présent à lui-même est absurde au regard des savoirs (psychanalytiques, politologiques) mais c’est le plus sûr moyen de dériver vers l’organicisme. Il n’y a pas de démocratie sans représentation (sauf circonstances exceptionnelles) donc sans imperfection ni finitude. Nous avons donc de bonnes questions à résoudre pour déterminer comment organiser demain cette représentation : durée et nombre de mandats, parité ou pas, invention d’un territoire géopolitique capable de porter un projet de décroissance tout comme la République a dû inventer le département face à la région féodale, etc. Comment plus largement recollectiviser le sens et la pratique de la démocratie ? Comment rendre enfin la décroissance désirable démocratiquement ?

Du refus de la démocratie au refus de la politique
Nous revendiquons tout autant la décroissance comme mouvement réel que la république et le socialisme comme mouvements réels. Nous devons prendre appui sur ce qui existe et gagner des positions. Nous devons, en même temps, ancrer ces acquis dans des lois pour les rendre plus stables, plus cohérents, toujours plus universels.

Le refus de la démocratie conduit au refus du politique, sauf à fantasmer un politique non séparé des autres domaines de la vie. Penser que tout est politique est une chose, mais croire que tout se vit à tout moment sur le mode de l’instance politique en est une autre. Ce refus du politique « politicien » n’est qu’une négation politique du politique, car, derrière cette idée, on trouve un peuple imaginaire (celui des communautés « déjà toujours » unifiées parce que « naturelles »), on invente un peuple soustrait aux conflits, aux intérêts et aux passions, on fantasme sur une politique « pacifiée », bref apolitique. Cette politique résorbée dans la société (la société civile n’est rien d’autre que la « bonne société », si chère à la bourgeoisie du XIXe siècle) ne peut déboucher aussi que sur le fantasme d’un « homme neuf » devant lequel les hommes réels doivent s’effacer parce qu’imparfaits. Nous devons non pas prendre appui sur ce qu’Étienne Balibar nomme une « ethnicité fictive », mais produire « du » peuple à travers une pratique institutionnelle et au moyen des jeux de la représentation [21]. Nous devons être du côté de « l’homo nationalis » moderne, c’est-à-dire de cette forme d’identité individuelle dans laquelle la communauté de référence est l’État et non la parenté, la confession religieuse, etc. [22]

L’idée exprimée au lancement des États généraux de la décroissance équitable de développer un parti politique de la décroissance a provoqué une réaction d’une telle vivacité qu’il ne peut s’agir simplement d’un désaccord sur l’efficacité de ce chemin. Celui qui choisit la voie politique électorale est désigné immédiatement comme diabolique. Le Parti pour la décroissance (PPLD) a ainsi été accusé de tous les maux dès sa naissance et semble cristalliser l’essentiel des clivages évoqués dans cet article. Le choix de se positionner en tant que mouvement politique avec la volonté de participer aux élections, d’affirmer son ancrage dans la république, l’humanisme (mais pas dans le socialisme) ne pouvait que rendre fous furieux tous les « accro » de l’organicisme.

Du refus de la politique au culte du biorégionalisme
Le biorégionalisme est un concept pervers. On peut lui attribuer comme cofondateur Peter Berg de Planet Drum Foundation [23]. Edward Goldsmith a publié depuis Reinhabiting California, premier essai biorégionaliste. Ce concept semble répondre à nos questionnements (relocalisation, invention d’un nouveau territoire géopolitique adapté à la décroissance, etc.), mais il saborde tout projet de construction d’une société politique. La biorégion prend la place de la nation, mais en pire. Le biorégionalisme, tel qu’il fonctionne réellement, marque la soumission du social au biologique et celle du politique aux lois naturelles. Le biorégionalisme nous conduira aussi bien à l’organicisme social qu’à la biosociologie, chers à la nouvelle droite. Derrière ce passage affiché de l’anthropocentrisme au biocentrisme, on retrouve l’opposition d’Alain de Benoist entre l’être de nature et l’être pour la loi. Cette loi maudite qui se formule dans l’abstrait… Il n’y a pourtant de construction d’une société politique que dans l’arrachement, sinon, on finit par soumettre nos lois (humaines) aux lois naturelles, biologiques, cosmiques, divines (ou que sais-je encore). Ce biorégionalisme se marie fort bien avec une cosmologie (ou un panthéisme) qui prend le contre-pied de tout projet d’autolimitation. Le rapprochement entre Ratzinger, notre pape si progressiste, et l’écologie profonde [24] est le symptôme de cette dérive possible : les soi-disant frères ennemis ne sont peut-être pas si éloignés que cela dans la mesure où l’hypothèse Gaïa conduit logiquement à soutenir que ce qui vaut pour la nature vaut aussi pour les communautés humaines, en somme que la structure ordonnée et hiérarchique de l’écosystème devrait être notre modèle. Nous devons opposer à cette limitation par des lois naturelles, cosmiques ou divines une autolimitation individuelle et collective. Notre rapport à la « relocalisation » prend alors un autre sens : nous sommes pour un « local » choisi contre un « local » imposé, de la même façon que nous pensons que l’humain est ce qu’il fait (L’affiche rouge le dit merveilleusement : être « Français de préférence… »). Notre rapport à la famille prend aussi un autre sens que chez Goldsmith. Elle n’est plus cette machine de guerre contre l’Etat-providence (au nom des solidarités mécaniques), mais une institution que nous considérons avec sympathie car la chair doit être instituée. Notre rapport à la technique prend également un tout autre sens. De la même façon qu’il nous faut combattre l’illusion de l’illusion politique en prônant au contraire le ré-enchâssement dans le social historique (Ellul en bon activiste protestant n’avait foi que dans un au-delà), nous devons refuser l’illusion de la fatalité technique qui nous fait courber le dos devant un retour de l’occultisme et de l’obscurantisme. Une technique ne prend sa signification que dans un contexte culturel. On peut, comme les Indiens, maîtriser la roue et choisir de ne pas l’utiliser…

Quel le remède opposer au délire actuel, sinon le réel et la raison ? Faut-il préférer à la rationalité le culte des sentiments, celui de la vertu héroïque, à moins que ce ne soit le biorégionalisme naturel ? Au lieu de camper dans la technophobie au nom du refus de l’arrachement de l’humain à sa pseudo-nature ou par crainte qu’il se prenne pour un dieu, revendiquons le choix politique de nos propres technologies de la décroissance, par exemple en développant des machines à ralentir. Soyons du côté du travail scientifique contre l’idéologie scientiste. Notre rapport à la nature prend aussi un tout autre sens. Nous sommes certes des promeneurs infatigables, mais nous fuyons « l’idéologie des forêts », chère à l’infréquentable Laurent Ozon, car nous savons que l’éloge de Thoreau peut cacher la sinistre figure d’Ernst Jünger. Notre rapport à la liberté est enfin d’une autre nature. Notre liberté n’est pas celle des « libertariens », celle du refus de la politique et de l’Etat, celle du pseudo refus de la loi. Cette pseudo liberté, comme toute métaphysique, se définit en opposition absolue contre son autre (l’État, la loi, la démocratie). Notre désobéissance civile n’est pas un retour de l’illégalisme anarchisant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Nous croyons en la possibilité de transformer la société et nous avons foi dans la capacité de la décroissance à faire rêver nos concitoyens. Nous sommes des légalistes puisque les seules règles valables à nos yeux sont les lois juridiques. Toute autre loi n’a pas sa place dans la cité. Nous savons cependant que nous devons parfois transgresser une règle de droit pour faire respecter une autre règle supérieure à nos yeux. Je choisis, là encore, Rousseau contre José Antonio Primo de Rivera. En politique, on n’échappe jamais à la logique de ses prémisses.


[1Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, Maspero, Paris, p. 1070.

[2E.G.D.E. du 15 octobre 2005 à Lyon.

[3Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire, Fayard, Paris, 2005

[4Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, les origines françaises du fascisme, p. 1885-1014, Le Seuil, Paris, 1978.

[5Paul Ariès, Misère du Sarkozysme, Parangon, Lyon, 2005.

[6On peut se reporter au Forum du site « decroissance. info », mais aussi à l’AGORA du GRECE véritable tribune des Indo-Européens.

[7Pour une analyse de cette mouvance : Paul Ariès, Pour sauver la terre, l’espèce humaine doit-elle disparaître ? L’Harmattan, Paris, 2002.

[8Se reporter au site des amis d’Alain de Benoist et au Forum du GRECE, Bibliographie générale des droites françaises, Coulommiers, 2005. Le rejet du christianisme pourrait être fédérateur selon Pierre Vial… (Se reporter à la revue et au site Terre et peuple : une communauté de combat culturel et identitaire de cet universitaire
extrémiste. Comme quoi l’antichristianisme (pour ne pas dire l’antijudaïsme) reste bien le point de départ de l’écologie de la Nouvelle Droite (Cf. aussi le site de Laurent Ozon « le recours aux forêts ».)

[9Cf : Julius Evola Les Hommes au milieu des ruines et Chevaucher le tigre, Editions Trédaniel, Paris, 1990.

[10Paul Ariès, Satanisme et vampirisme, Golias, Lyon, 2004.

[11Alain de Benoist, Krisis, 1993.

[12De Peter Singer, on peut lire notamment Libération animale, 1985 ; pour une
approche critique de l’antispécisme, Paul Ariès, Libération animale ou nouveaux terroristes ?, Les saboteurs de l’humanisme, Golias, Lyon, 2000.

[13wwwTribunal-animal

[14Lire notamment Georges Chapouthier, Les Droits de l’animal aujourd’hui, PUF, Paris, 1992.

[15Thèse diffusée initialement par des réseaux comme l’Église d’Euthanasia, le
Mouvement pour L’Extinction Volontaire de l’Espèce Humaine, VHEMT – sur ces groupes voir Paul Ariès, Pour sauver la Terre…- mais que l’on croise également sous la plume d’Yves Paccalet, L’Humanité disparaîtra, bon débarras, Arthaud, Paris, 2005

[16Christian Godin, La Fin de l’humanité, Champ Vallon, Seyssel, 2003.

[17Max Stirner, L’unique et sa propriété, 1845.

[18De ce champion de la pensée contre-révolutionnaire, on lira Considérations sur la France, 1797.

[19On lira notamment de Michel Bakounine Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, L’Âge d’homme, Lausanne, 1971.

[20Sur ce mésusage du biorégionalisme, on peut lire Eduardo Zarelli, Localisme et biorégionalisme, in Eléments, revue du GRECE, n° 100, mars 2001.

[21Étienne Balibar, La Crainte des masses, Galilée, Paris, 1997.

[22Étienne Balibar, Les Frontières de la démocratie, La Découverte, Paris, 1992, Nous citoyens d’Europe, La Découverte, Paris, 2001.

[23Voir le débat avec de Benoist dans Eléments n° 100, mars 2001.

[24Voir son courrier à la revue L’Écologiste.