Le coût caché de la décroissance

dimanche 8 janvier 2012, par Michael SINGLETON

… Où tout est métaphore, la décroissance incluse
Depuis que Ricœur dans La Métaphore vive (1997) a établi le caractère primordial du discours métaphorique, le problème pour un discoureur paraît n’être que l’invention vitale et le maintien en vie de la vivacité d’une métaphore. Il se pourrait, néanmoins, que la vitalité communicative dépende autant, sinon plus, des conditions de vie d’un esprit vif que de son génie congénital. La métaphore de la décroissance prend le contre-pied de celle de la croissance, qui prend pied dans la réalité biologique. Elles sont principalement d’ordre économique et éventuellement socio-économique. On voit mal comment croître esthétiquement – en quoi le mur de la Chapelle Sixtine est-il plus avancé que les parois de Lascaux ? Et l’on aurait du mal à décroître éthiquement – n’en déplaise aux esprits chagrins, l’absence croissante de mariages ne peut guère être identifiée à une rechute dans une prétendue promiscuité primitive suite à l’apogée supposé de la monogamie. À un certain moment, quelque part, quelqu’un, sans doute un économiste, a dû opérer le transfert du réel biologique vers le réel économique. C’est dire que cet individu inspiré n’a pu recevoir son inspiration que dans une situation socio-historiquement bien spécifique – entre autres celle d’après la naissance de l’économique à proprement parler. C’est dire surtout que non seulement le littéraire, mais le sociologue de la connaissance aurait son mot à dire dans l’articulation du Projet de la Décroissance. Une métaphore donnée ne vient pas à l’esprit de n’importe qui, mais uniquement à quelqu’un de bien placé pour l’inventer et cette même métaphore, loin de jouir d’une plausibilité universelle, ne peut avoir qu’une portée limitée. C’est du moins la question que se pose l’anthropologue : quels sont le lieu et le non-lieu du langage ainsi que la logique de la décroissance ?

Avant d’y répondre en termes de logique sociale, un petit mot philosophique s’impose du côté du langage culturel. Dire de quelqu’un qu’« il joue divinement du piano » suppose, en plus de l’existence de l’instrument en question, celle de Dieu lui-même. D’un point de vue métaphysique donc, le mécanisme métaphorique implique un réel de référence et son rapport à autre chose à cause d’un apport présumé du premier au second. L’étymologie même du terme indique cette affirmation – le grec metaphorein signifiant transférer (transferre en latin) ou (r)apporter – et justifie le rapprochement entre métaphore et analogie. N’entrons pas trop loin dans le débat ontologique – si le réel est relationnel, alors la réalité d’un en soi qui ne serait pas d’emblée métaphorique, ou rapportée à autre que lui-même, constituerait une illusion d’optique – faisons comme s’il y avait un point de départ (l’analogatum princeps des scolastiques – « Dieu » dans notre exemple) et un point d’arrivée (le pianiste) auquel on arrive grâce à une ampliation analogique (« il joue divinement »). Notons d’abord qu’il n’est pas nécessaire que la réalité initiale soit substantiellement et significativement supérieure à celle mise en parallèle. Un splendide coucher de soleil l’emporte sur le simple fait d’aller au lit ! Ce qu’il faut retenir, c’est que le transfert de sens ou l’assimilation analogique se fait au vu d’une ressemblance, sans doute plausible pour ceux qui la postulent, mais ne peut jamais se faire en fonction d’une impossible identité à l’identique. (C’est cette impossibilité, d’ailleurs, qui rend équivoque toute identification autre que conventionnelle entre individus même d’une « espèce » supposée commune : c’est parce que nous le voulons bien en Occident, et depuis peu, et non pas parce que nous aurions une nature identique que nous nous traitons entre nous d’hommes – et non pas d’animaux – aux droits « essentiellement » égaux [1].

De toute évidence empirique, la métaphore économique [2] de la décroissance s’enracine dans l’émergence, l’essor et l’extinction d’un élément vital (végétal ou animal). L’alignement analogique des phénomènes biologique et économique nous apparaît acceptable à cause, comme l’aurait dit Wittgenstein, d’un « air de famille » déterminé, justement « en famille culturelle ». En effet, quittant le haut lieu de l’onto-épistémologie, lieu commun à n’importe quel esprit humain, pour nous rapprocher des hommes ayant existé ou existants, nous sommes confrontés à une multiplicité de milieux culturellement incompressibles. À ce « bas » niveau, la crédibilité des transferts des particuliers vers des casiers conventionnels de rangement relève de raisonnements socio-historiquement situés et non pas des éléments essentiels que les choses ainsi regroupées posséderaient d’elles-mêmes. En l’absence de toute similarité substantielle, c’est le caractère culturellement conditionné des rapprochements entre des réalités singulièrement distinctes qui rend la création et le choix de telle ou telle métaphore plus qu’une simple question de spontanéité spirituelle. Même s’ils (re)connaissaient des chefs en bonne et due forme politique, il ne viendrait jamais à l’esprit des cultivateurs de tubercules de se prendre pour les brebis d’un pasteur divinement agréé – cette image hiératico-hiérarchique, aux effets pervers d’inféodation infantilisante, ne peut avoir lieu qu’auprès des céréaliculteurs [3]. Les métaphores vont main dans la main avec des modes de production et de reproduction. Chez les Trobriandais de Malinowski, qui disaient ignorer aussi bien le terme que la réalité de la paternité, toute naissance étant virginale, le message métaphorique de la Vierge Marie passait comme une lettre à la poste, là où l’analogie d’un Dieu Père restait lettre morte. Cultivant sur brûlis, mes Wakonongo de la Tanzanie profonde, en véritables nomades, savaient en gros d’où ils étaient venus, mais ignoraient en détail où ils allaient se retrouver d’ici quelques années. D’où l’absence chez eux d’un discours bien fourni sur le Commencement créé ou la Fin apocalyptique du Monde, compensé par la prévalence d’un parler s’adressant au présent. Impossible donc, avant qu’ils ne (se) soient sédentarisés de leur faire miroiter la possibilité d’un monde tout autre, croissant ou décroissant.

Le fait qu’une métaphore ne tombe pas du ciel indistinctement sur tout le monde, mais monte d’un terroir bien particulier, limite d’office l’aire où elle sera prise pour monnaie courante. À moins d’identifier la Postmodernité au Sens même de l’Histoire, voire d’y voir la Fin de cette même Histoire, le langage et la logique métaphoriques de la décroissance ne peuvent avoir lieu que dans notre milieu postmoderne. Si l’esperanto échoue sur l’écueil de l’inexistence d’un lieu essentiellement commun, peut-on espérer inventer une métaphore universelle ? Cette impossible mondialisation d’un imaginaire mérite qu’on s’y attarde l’espace de quelques paragraphes.

… Où il y a métaphore et métaphore
Montant à l’assaut, un jour de l’an 1500, et essuyant une pluie de hallebardes au milieu d’une drache monumentale, le lansquenet qui hurlait qu’il en pleuvait aussi inventa, peut-être sur le point de mourir, une métaphore bien vivante. Mais, de nos jours, l’expression est devenue un cliché – à la limite incompréhensible pour ceux qui n’ont jamais eu une hallebarde en tête, et encore moins en main. Désormais, invention de la mitrailleuse oblige, on parlera spontanément d’une « pluie de balles ». Par contre, qui se proclame actuellement « objecteur de croissance » ne peut que frapper des esprits – du moins ceux qui ont connu le service militaire obligatoire et qui ne soupçonnent pas une faute de frappe !

C’est dire que s’il n’y a « Rien Hors Culture(s) », a fortiori les métaphores ne peuvent-elles avoir lieu qu’au-dedans de périodes bien délimitées. L’espérance de vie d’une métaphore aurait beau être difficile à calculer, aucune ne peut espérer vivre pour toujours. Les théologiens, du moins les plus avertis, furent parmi les premiers à s’être heurtés aux limites du discours métaphorique et donc du parler humain tout court. En amateur de théologie, il m’est arrivé aussi de vivre à la fois la mort liturgique de certaines métaphores et le caractère mortel de certaines métaphores dogmatiques. Les lutteurs de l’Antiquité s’enduisant d’huile pour mieux résister aux prises de leurs adversaires, les premiers chrétiens comprenaient d’office que l’onction sacramentelle symbolisait leur blindage contre les griffes de Satan. Mais quand j’ai eu l’occasion de demander à une cinquantaine de séminaristes allemands à Trier en 1964 avec quoi ils associaient immédiatement le mot Ol (« huile »), leurs réponses ciblaient à 100 % l’huile pour moteur ou pour des salades ! Une véritable réforme liturgique passerait par le renouvellement métaphorique.

Néanmoins, en règle générale, la mort de certaines expressions rituelles n’aboutit qu’à du ritualisme pur, là où la transformation de certaines images « révélées » en idées « raisonnées [4] » produit souvent des conséquences catastrophiques. Métamorphoser une métaphore en métaphysique, et bonjour les dégâts – aussi bien sacrés que profanes ! Car aux dogmes substantiels de la Religion correspondent les doctrines essentielles de la Raison. Devenu Vérité absolue, le Destin aveugle n’est pas moins délétère que l’Intelligent Design qu’il voudrait évincer. Le tout est de ne pas perdre de vue le caractère relationnel de tout. Cette dualité primordiale est campée par des termes qui impliquent des rapports entre deux réalités, ce qui, sans les rendre synonymes, fait du symbolique et du métaphorique des combattants pour la même cause philosophique. En effet, du moins étymologiquement, est « symbolique » ce qui se trouve d’emblée et d’office « jeté avec autre chose ». Qui objective un symbole comme un en-soi substantiel qui ne devient symbolique qu’accidentellement n’aurait rien compris à la relativité primordiale qui l’identifie intrinsèquement. Un symbole n’existe pas d’abord dans toute sa splendeur substantiellement solipsiste pour se trouver transféré après coup vers autre chose de tout aussi intrinsèquement indépendant, il est ab ovo « métaphore » ou « transfert ». Néanmoins, en définissant ainsi le phénomène symbolique comme fondamentalement un « (r) apport (er) à », reste à franchir une étape cruciale : avec quoi un symbole est-il « pro-jeté » – une entité essentielle ou une expérience existentielle ? Suite à mon implication profonde dans des phénomènes de possession en Afrique (chargé d’âmes à l’époque, je devais m’y engager en pasteur et pas seulement m’y intéresser en anthropologue), je me trouvais à une croisée de chemins. D’un côté, je pouvais m’embarquer dans une escalade essentialiste et référer les réalités auxquelles j’avais affaire aux monstres métaphysiques que le Moyen-Âge avait extraits des métaphores bibliques. Je n’aurais pas été le seul, loin s’en faut, à voir dans les démons païens des simulacres simplistes et sauvages des diables scolastiques, ni, en philosophe pérenne, à identifier dans ces figures populaires, de « purs » esprits, essentiellement et éternellement mauvais. De l’autre, je pouvais m’efforcer d’épouser d’aussi près que possible les épaisseurs empiriques qui, de toute évidence ethnographique, n’exprimaient que (mais de manière proprement sacramentelle [5]) des situations de « simple » stress humain telles que le conflit intergénérationnel ou la tension au sein d’un foyer polygame – le type même de matière auquel ces esprits s’adressaient. Ployant sous le poids de la plausibilité phénoménologique et me servant du rasoir d’Ockham, qui incite à ne pas multiplier les entités explicatives au-delà du strict nécessaire positif, j’ai conclu théoriquement et pratiquement (car j’avais parfois l’occasion de les exorciser) que les esprits en question n’avaient rien de bien spirituel et tout d’une personnification. « Personnification » – persona facere : à la lettre, les possédées et les leurs se faisaient des modèles personnels pour faire face à des drames interpersonnels. Au-delà du minimum de traits individuels, tels qu’intelligence et volonté qui permettaient d’entrer et d’entretenir des relations avec eux, personne ne cherchait à savoir ce que les « esprits » étaient en et pour eux-mêmes. Je n’avais pas à nier l’existence des entités substantiellement immatérielles de la philosophie pérenne ou de la théologie (néo)thomiste. Tout en soupçonnant qu’une Foi aveugle dans des entités gratuites aurait peu de raisons d’être, j’avais tout simplement à signaler leur non-pertinence à la conceptualisation et à la gestion des phénomènes africains. Qui aborde les évidences évangéliques en ethnologue ne peut que soupçonner à son tour que le langage métaphorique de Jésus l’exorciste gagnerait en crédibilité s’il était transféré vers le simple vécu quotidien plutôt que vers le conçu compliqué du concile de Trente ou ses candides expressions catéchistiques.

Quid de « l’essentiel » de la décroissance ? Une substance singulièrement significative derrière un tas d’apparences accidentelles ou une pléthore de phénomènes légitimement labellisée pour les besoins d’une cause crédible ? Un noyau naturellement dur ou un événementiel permanent ? Une hypostase fétichisée, dotée d’une intentionnalité aussi indépendante qu’intrinsèque ou une généralisation abstraite, un casier de rangement jouissant au mieux d’une certaine portée heuristique ? Une matière ou une métaphore ? Une description objective ou un projet symbolique ? In principiis obstat : si l’on ne fait pas attention, la Décroissance finira par faire figure d’Une Singularité tout aussi substantielle que la Croissance, la Cause unique et inique de tous nos malheurs… et la dualité métaphysique se transformerait en un « duellisme » manichéen : l’Empire du Bien versus l’Emprise du Mal. Pour se faire comprendre et activer les énergies, il faut sans doute métamorphoser une multitude de processus particuliers en une seule métaphore vitale. Mais si ce transfert simplificateur venait à bout de la complexité incompressible du vécu, le rationalisme réducteur serait de retour.

Si l’on ne veut pas que la décroissance, par analyse abstractive, s’évanouisse pour l’essentiel, à l’instar de la nature divine, il s’agit, lors de la bifurcation primordiale, d’emprunter le bon embranchement – celui du cheminement métaphorique – plutôt que le cul-de-sac métaphysique. Complexe, le chemin de la décroissance ne constitue pas « the one best way ». Raisonnable, pavé de cas concrets, la raison qui lui convient le mieux est celle de la prudence, ou phronesis des Anciens, revisitée de notre vivant entre autres par un Latouche. Il ne s’agit pas de renoncer à toute carte conceptuelle, mais, justement, de reconnaître le côté relativement irréel des abstractions graphiques face à la réalité des cheminements concrets. La décroissance aura beau faire partie philosophique d’un Tout théorique, pour finir il faut surtout l’envisager comme la réponse à une interpellation Infinie.

Clôturons non pas sur une note d’exclamation, mais d’interrogation : où veut-on, où peut-on en venir avec ce genre d’exorde déclamatoire ? En relativisant une certaine onto-épistémologie occidentale dont le caractère abstractif et anonyme induit l’illusion d’un universalisme univoque, il ne peut pas s’agir évidemment de baliser une sortie décisive vers une quelconque absolutisation définitive de la métaphore vive, du témoignage personnel ou de la responsabilité engagée. Puisqu’à l’ethnocentrisme personne n’échappe, sa critique ne peut aboutir qu’à sa version critique [6], à un ethnocentrisme qui s’assume en amont de celui qui s’ignore et, par le fait même, s’imagine hors culture. Sur le chemin de l’avenir, l’esprit nomade sait qu’il ne peut que passer d’une culture à une autre. Il ne s’attend nullement à aboutir en fin de parcours à un terminus transculturel. En attendant, dans la mesure où sa réification a fait perdre (mais en apparence seulement) à la croissance son statut métaphorique et donc son rapport à l’Occident, il espère que la métaphore vive de la décroissance facilitera notre transfert en un lieu plus convivial pour tout le monde et le monde tout court. La décroissance, tout en ne pouvant ni naître ni être que comme phénomène culturel, n’est pas tant une contre- qu’une autre culture.

… Où la croissance coûte trop cher, mais où le prix de la décroissance est loin d’être gratuit
Néanmoins, en faisant de la décroissance une métaphore parmi d’autres, nous n’avons pas encore fait grand-chose de bien concret. Il ne faut pas être grand clerc pour reconnaître que la production métaphorique relève à la fois des conditions externes et de l’inspiration idiosyncrasique. Là où il n’y a que deux saisons, la sèche et la pluvieuse, on ne trouvera pas la métaphore des quatre. Si on la trouve dans le domaine pédagogique, c’est que Comenius a pensé pouvoir comparer les étapes de la formation à nos rythmes saisonniers. Mais sans minimiser le poids des considérations de circonstance et de caractère, le sociologique est particulièrement sensible à l’impact du milieu. Pour lui, une intuition géniale fait écho à une insertion sociale. Selon le littéraire, il y a métaphore vive et métaphore morte selon le degré d’inspiration d’un auteur. Aux yeux du sociologue, il y a métaphore marginale et métaphore centrale en fonction de la localisation d’un locuteur. Il y a non seulement des métaphores typiquement féminines, mais des métaphores propres aux femmes bourgeoises. La décroissance aura beau vouloir prendre le contre-pied de la croissance, les deux images prennent pied dans un lieu inféodé à un imaginaire organique. Emanant d’un milieu certes conceptuellement critique, mais matériellement privilégié, la décroissance fait plus figure d’une métaphore « dévolutionnaire » que révolutionnaire. C’est du moins l’hypothèse qui vient spontanément à l’esprit d’un sociologue de la connaissance. La version radicale de cette sociologie-là ne se contente pas de camper les conditions qui affecteraient du dehors des savoirs qui seraient substantiellement indépendants de leurs éventuels accidents de parcours, elle prétend que tout savoir est fondamentalement une fabrication socio-historique. Si déjà la Science, pour un Latour [7], n’est pas seulement sujette accessoirement à des phénomènes sociaux (comme le prestige du scientifique ou l’allocation politisée des subsides), mais est elle-même essentiellement un fait (factum) social (« total » ajouterait un Mauss), alors a fortiori peut-on penser que la mouvance de la décroissance ne peut avoir lieu que dans un site propre.

Cette hypothèse d’une inéluctable localisation spécifique n’est qu’une approche et aucunement un reproche ! S’il y a autant de mentalités que de milieux, si des lieux, des logiques et des langages forment des Touts relativement étanches et donc en (grande) partie mutuellement imperméables, la décroissance comporterait inéluctablement des prix sociaux que ses promoteurs ont tout intérêt à prendre en compte. Qui ne comptabilise pas des coûts cachés risque d’être pris interculturellement au dépourvu.

Le coût caché mais bien réel de la décroissance
Il serait intéressant de savoir pourquoi, – relents évolutionnistes, positivisme progressiste, optimisme béat ? – mais c’est un fait que le recto est souvent plus étudié par les sciences humaines que le verso : la conversion plutôt que la résistance, l’essor plus que le déclin, la découverte et non pas la perte. Et pourtant globalement il y a eu autant de reculs que d’avancées, voire davantage de disparitions que d’apparitions ! Des civilisations qui ont duré trois fois plus que la nôtre (notamment celle de la Mésopotamie) ne sont plus. N’en déplaise à Teilhard de Chardin, il se pourrait que les phénomènes vitaux, faute d’issue et ne pouvant pas tous se retrouver autrement ailleurs, redescendent vers un point d’identité spécifique zéro. Dans le bassin de l’Amazonie, on a cru d’abord n’avoir affaire qu’à des cultures des plus primitives jusqu’au moment où, dans les parages de certaines bandes de chasseurs-cueilleurs, on a retrouvé les traces de grandes cultures agricoles sédentarisées et, dans le vocabulaire de ces peuplades, des échos d’une complexité sociale disparue – sans doute en une génération suite aux maladies importées par les Conquistadors.

Mais en toute hypothèse de cause, la décroissance étant une métaphore, ce n’est pas le moment de la prendre à la lettre ! Le retour qu’elle implique ne peut être que figuré. L’objecteur de croissance ne cherche pas à renouer avec l’histoire arrêtée à un moment donné comme ont pu le faire certaines sectes moraves de l’Amérique profonde ou comme l’avaient fait bien avant elles les Rékabites de la Bible (Jr.35.1sq), qui n’ont jamais voulu renoncer à la vie du désert. Encore moins rêve-t-il, avec les Primitifs d’un Éliade, à un recours éternel au même. Vers 1800, le principe de précaution aurait dû empêcher l’Occident d’emprunter à toute vitesse l’impasse du développement, car ses effets pervers étaient massivement manifestes dès le départ et n’ont cessé depuis d’augmenter exponentiellement grâce à leur (im) mondialisation. Pour qu’en l’an 2000 quelques privilégiés soient développés, il faut davantage d’enfants au travail dans les mines, de filles enfermées dans des filatures, d’hommes désœuvrés et de ressources naturelles pillées qu’il n’en fallait en 1800 pour enrichir l’élite victorienne. Mais en attendant que le développement se défasse, il serait urgent, dans l’intérêt de tout le monde, de fixer, comme pour les voitures, des vitesses de croisière maximales. Si l’on ne veut pas voir tout s’évaporer, il va falloir renverser la vapeur pour retrouver l’eau chaude de départ, rebrousser le chemin royal de la déperdition jusqu’au modeste sentier initial (sinon au Holzweg qui ne mène nulle part, sinon au cœur de la forêt !).

Des métaphores, sans doute, mais dont le sens indique une réduction sérieuse d’une croissance insensée. Le choix de ce champ métaphorique pourrait paraître moins radicalement porteur que le discours post-développementiste. Si ce dernier refusait toute opération de sauvetage adjectival d’un fruit foncièrement pourri – participatif, endogène ou durable, le développement restait intrinsèquement compromis – la décroissance apparaît plus ambiguë. S’agit-il d’aboutir éventuellement à tout autre chose que la croissance ou tout simplement de l’activer autrement ? Sans vouloir ni pouvoir renoncer au flou créateur de toute prise de positon paradigmatique, les partisans de la décroissance, sommés d’être plus concrets, invoquent les années soixante comme un nec plus ultra en termes de « carrying capacity » ou d’empreinte écologiquement soutenable. Une fois ce seuil fatidique traversé, la croissance, de soutenue, serait devenue insoutenable.

La décroissance étant encore à l’état de simple projet, faute de pouvoir comptabiliser ses coûts sociaux effectifs, on doit se contenter de quelques projections budgétaires en la matière. Fait social total, la décroissance n’aura pas que des causes et des conséquences économiques. Spéculons sur le prix matériel, moral et métaphysique qu’il faudrait payer pour ce retour/recours à un milieu et à une logique décroissante, tout en sachant qu’il ne s’agit pas de pures spéculations. Pour ceux et surtout celles qui ont pu profiter de la promotion du moi réfléchi, la naissance de l’individu moderne représente un point de non-retour sur toutes les lignes. Psychologiquement, en s’épaississant, l’ego a pu s’émanciper de toute essentialisation externe : loin d’être réduit pour l’essentiel à mon rôle de père ou de professeur, « je » suis substantiellement moi-même et mes rôles éventuels ne sont qu’autant d’accidents de parcours. Rendu libre de mes moyens (une libération que j’imagine gratuite quand je ne l’attribue pas à mes propres efforts), sociologiquement parlant je m’engage si ça m’intéresse et dans la mesure où mes intérêts sont respectés. Dans le village planétaire qui s’annonce pour demain, les rapports entre villageois seront foncièrement régis en termes d’apports contractuels. À cette égalité humaine répondra une gestion équilibrée des ressources naturelles grâce à une croissance responsable.

Qui, en parlant de décroissance tous azimuts, paraît prendre le contre-pied de ces libertés dites fondamentales, risque fort de se voir traité de tous les noms que la Modernité a anathématisés : fascisme, nationalisme, machisme, paternalisme, élitisme, passéisme… Comment faire comprendre que la décroissance n’est pas un retour au carcan communautaire (de la petite famille nucléaire, du quartier huppé, de l’égoïsme régional), mais à un retissage organique du local (permettre aux gens d’être plus ensemble comme ils le furent jusqu’aux années soixante grâce, entre autres, à des écoles villageoises et des entreprises « familiales », à des épiciers du coin et des cinémas de quartier, au lieu de passer leurs vies à « navetter » entre des complexes scolaires, des zonings industriels et grandes surfaces de banlieue) ; que décroître ne rime pas avec le retour en force de l’opiacée religieuse du cléricalisme d’antan, mais avec la renaissance d’une religiosité authentique – se rapporter à autrui en réseau de réciprocité rapprochée – rien de plus irréligieux que l’individu, même croyant, de l’idéologie néo-libérale à la Rawls, rien de plus profondément religieux que le primitif pourtant sans religion apparente ; que les Droits de l’Homme, loin d’être une croissance naturelle, pourraient n’être qu’une excroissance européenne à laquelle s’opposent des philosophies et pratiques non-occidentales à base d’asymétries acceptées puisque acceptables – légaliser une certaine égalité est une chose, mais de là à imaginer que les enfants sont essentiellement égaux à leurs parents (et il n’y a plus de place pour de l’autorité) ou que les femmes sont intrinsèquement identiques aux hommes (et la complémentarité disparaît), serait tout autre chose ; qu’enfin à une hypothétique responsabilité globale, hypothéquée par l’absence d’acteur global, répond de manière plus réaliste et rentable une responsabilisation biorégionale [8] – quoi qu’il en soit de l’effet papillon, je suis plus enclin à reboucher le trou dans mon trottoir que celui de l’ozone.

Les années de la non-croissance au Nord n’étaient pas un paradis et les années du Non ! à la croissance au Sud ne le sont pas davantage. Mais elles n’étaient pas un purgatoire non plus, là où celles de la croissance sont déjà infernales. Nomade d’esprit, je n’ai ni la nostalgie du passé ni la naïveté des lendemains qui chantent toujours mieux. Si j’ai décrit le monde qui fut, ce n’était pas à titre programmatique, mais purement indicatif. Les indications portaient sur des implications psycho-sociologiques d’une décroissance (re)présentée explicitement sinon exclusivement, en termes économiques. Qui vult et finem vult et media, disait la sagesse scolastique. Si la décroissance est aussi bien une fin qu’un phénomène global, il faut bien penser aux moyens autrement que matériels de sa réalisation. La croissance fut et continue à payer au prix sociologique le plus fort – le divertissement d’une poignée de riches, l’asservissement d’une masse de pauvres. Les coûts socio-culturels de la décroissance seront sûrement moins chers, mais ils devront être supportés.

Malheureusement, pour le moment, c’est la croissance qui coûte de plus en plus cher à tout le monde et au monde tout court. Qu’en attendant son implosion (imminente et intrinsèque ?), d’une occidentalisation expansive, la croissance se mue en une « asiatisation » explosive, ne change fondamentalement rien aux enjeux qui nous préoccupent. À quand des Saints Georges, objecteurs de croissances orientaux, pour avoir raison des Dragons déchaînés de l’Asie ? ! Témoin des dégâts de plus en plus insoutenables que la croissance effrénée provoque : une série tout aussi croissante de mots auxquels on a préfixé un « dé » privatif – la délocalisation industrielle, la déflation monétaire, le désenchantement politique, la démotivation culturelle, la démystification religieuse. Mais il arrive qu’un pessimisme démissionnaire soit le prélude d’un soubresaut salutaire. Vu et vécu d’abord comme une catastrophe, le vieillissement a su redorer son blason. L’exception française, une fois n’est pas coutume, pourrait devenir la règle. Les commentateurs étrangers, surtout anglo-saxons, ont vu dans les manifestations anti-CPE un ultime baroud d’honneur d’une arrière-garde ringarde qui devrait finir par se rallier à la flexibilité requise par la croissance. Et il est vrai que, dans un sens, ni les jeunes ni les vieux qui manifestaient ne mettaient en cause la croissance, seulement sa mauvaise gestion et la répartition injuste de ses fruits. Les parents interviewés avaient peur que leurs enfants ne puissent plus profiter comme eux ont pu le faire de la croissance. Quant aux jeunes eux-mêmes, en désespoir de cause ils ne paraissent plus y croire. Le 2 mai 2006, la radio belge fait état d’une grande enquête réalisée par et pour les intéressés où à la question : « À quoi servent les jeunes ? » la plupart répondent : « À Rien ! » et se considèrent non pas comme porteurs d’un meilleur avenir, mais comme un groupe à risque. C’est avec ce public-là que les objecteurs de croissance ont affaire. Potentiellement prêts à positiver leur négativité défaitiste. En toute hypothèse de cause, il faudrait faire en sorte que le « dé » de la décroissance fasse écho au recul pour mieux sauter ailleurs auquel le dis latin à l’origine du préfixe se prête.

… Où le prix fixe de la décroissance devient flou !
On vient de le voir : la décroissance n’est pas seulement un rêve, elle peut, elle devrait même devenir une réalité. « Une » et non pas « La Réalité ». En effet, si cette utopie sécularisée se réalisait, elle risquerait fort de n’être que la dernière en date d’une longue série « d’a-topies », de non-lieux qui se sont pris pour la Fin millénariste de l’Histoire messianique. Pour que la décroissance ne fasse pas figure ou ne fonctionne pas comme une énième version de l’eschatologie judéo-chrétienne et donc, à ce titre, ne fasse pas partie (des) intégrante d’une certaine occidentalisation du monde, il y a lieu de l’aborder comme une simple étape de plus sur un chemin sans fin.

Nous sommes pour la Vie et non pas pour la Mort (Sein zum Leben, nicht zum Tode !) Il n’empêche que si « si muove », en fin de compte, « si muore » aussi. Dura lex, sed lex – le mouvement aura beau être perpétuel, les mobiles et les mobilisés, eux, ne le sont point. Tout ce qui croît finit par décroître. Le comble serait que qui croit à la décroissance l’imagine finale. Pour le moment, sans être une foi aveugle, cette croyance relève plutôt de l’espérance. Là où le présent est fait de singularités substantielles (le catholicisme, la mondialisation), le futur ne peut naître que d’une pléthore de possibilités plurielles. Même à supposer que l’on puisse prédire avec une certaine plausibilité laquelle de ces éventualités foisonnantes deviendra réalité – « la décroissance enfin réalisée » –, il resterait à maintenir bien vivante cette profonde « inquiétude » intentionnelle sans laquelle il n’y aurait justement plus de vie humaine tout court. L’occidentalisation du monde a reçu un sacré coup de pouce quand saint Augustin a cru que cette inquiétude qui nous identifie pourrait aboutir à l’Absolu (cor inquietum donec requiescat in Te, Domine – « en définitive, pas de repos si ce n’est en Dieu »). Pour que la décroissance ne se (re) présente pas à son tour comme un repos éternel sur des lauriers occidentaux, elle a tout intérêt à se conjuguer avec de l’indéfiniment indéfinissable. Après tout, en tant qu’espèce, avec un peu de chance, nous en avons encore pour quelques millions d’années avant notre disparition définitive et/ou apothéose en autre chose. En attendant, il y a sûrement lieu de décroître un peu pour mieux croître à l’avenir !


[1Michael Singleton « L’animal autre », in Entre l’Homme et l’Animal une nouvelle alliance ? (J. Duchêne et alii éds.), PUN, Namur, 2002, pp.159-208.

[2En règle générale ce sont les secteurs dominants d’une société qui fournissent
le matériel métaphorique lourd – d’où, en Occident, le passage obligé par la médecine ou l’économie (Bracker & Herbrecheter, Metaphors of Economy. New York/Amsterdam, Rodopi, 2005) – dont témoigne notre recours (in) conscient au discours sur les « coûts cachés » ou « prix piège » des phénomènes ou processus qui en soi n’ont rien de proprement économique.

[3Haudricourt, A-G. « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement
d’autrui », L’Homme, 2, 1962, pp. 40-50.

[4Les guillemets font écho, d’un côté, au caractère inspiré de toute métaphore
originale, et, de l’autre, au fait qu’une abstraction ne perd que des apparences métaphoriques – comme l’avait dit Bachelard, le savant qui préfère parler du « centre » au lieu du « nombril » de la Terre ne parle pas pour autant de manière foncièrement moins métaphorique.

[5C’est-à-dire non seulement parlaient de problèmes intergénérationnels ou à l’intérieur du couple, mais par le fait même (ex opere operato) produisaient de l’effet.

[6Le titre d’Ethnocentrisme critique ayant été étant jugé trop codé, j’ai dû me résigner à ce que mon dernier livre soit intitulé Critique de l’ethnocentrisme, courant
ainsi le risque d’induire l’illusion d’une possible dissolution de l’ethnocentrisme même. À noter néanmoins que si l’ethnocentrisme survit à toute critique, il le fait d’une tout autre manière que la Modernité, laquelle sort substantiellement indemne de la critique accidentelle que Touraine (Critique de la modernité, Fayard,
Paris, 2002) lui adresse.

[7La Science en action. Paris, Gallimard, 1995

[8Moscovici (Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, Paris, 1977) fut un des premiers à se rendre compte qu’il y avait autant de natures que de
périodes historiques. « Autant de natures que de cultures » ai-je pu répéter de manière plus synchronique (Singleton « Un anthropologue entre la nature de la Culture et la culture de la Nature » in Savoirs et jeux d’acteurs pour des développements durables, (dir., F. Debuyst, P. Defourny & H. Gérard), Academia, Louvainla-Neuve, 2001, pp. 81-111) – le clou étant définitivement enfoncé dans l’ouvrage
magistral de Descola (Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005).