La décroissance se situe-t-elle sur l’axe gauche droite ?

dimanche 8 janvier 2012, par Bruno CLÉMENTIN

Dans nos deux assemblées parlementaires, l’Assemblée nationale et le Sénat, être de gauche ou de droite est matérialisé par la place que l’on occupe dans chaque hémicycle. Cette place est déterminée par rapport à la position centrale, occupée par les présidents, qui font face aux élus du peuple.

Avant les deux journées d’ouverture des états-généraux, les 4 et 5 mai 1789 et l’organisation spatiale d’une des réunions de l’assemblée constituante, il ne semble pas qu’il ait existé ou préexisté, en politique, une notion de « droite » et de « gauche ». Après les discours de Louis XVI et de Necker, prononcés devant les trois ordres, et voulant éviter d’être mis en minorité par la noblesse et le clergé réunis, (les votes se comptant par ordres), le tiers-état prit le nom d’« Assemblée nationale », constatant et affirmant qu’il était, quasiment à lui seul, « la nation ». Il n’y avait pas encore de droite et de gauche ! Il n’y avait que des représentants du « peuple » qui s’apprêtaient à faire une révolution pour mettre fin à plus de huit cents ans d’« habitudes ». Si cela était possible, il serait curieux de faire revivre un ou deux acteurs de ces journées décisives et de leur poser la question : « Alors, mes amis, étiez-vous de droite ou de gauche, ce 6 mai (ou ce 4 août) 1789 ? » On comprend que cela serait grotesque. Ce n’est que quelque temps plus tard, que ceux qui se trouvaient sur la gauche face à la tribune voteront la mort du roi – leurs héritiers siégeant aux mêmes places, majoritairement, aboliront la peine de mort en 1981.

Toutefois, au-delà du domaine politique proprement dit, à certaines époques et dans de nombreuses sociétés que l’on peut aussi nommer cultures ou plus simplement encore « collections d’usages », la confusion gauche droite n’est pas permise. Elle entraîne l’ostracisme, de la simple exclusion temporaire jusqu’à valoir la mort, d’abord sociale, mais aussi physique. Prenons un seul exemple : chez les tenants du pur et de l’impur, la main gauche ne doit pas être vue pendant la prise de nourriture et seule la main droite (et pas tous les doigts) doit y suffire. On ne saurait non plus tourner autour de certains lieux ou objets sacrés en se trompant de côté ! Le dieu des Chrétiens ne saurait placer « les justes » du mauvais côté ! Le roi de France, comme les autres monarques, pouvait déclencher des conflits européens selon qu’il plaçait à sa table un invité à sa gauche ou à sa droite. Le roi Arthur, en sa légende, règle cet épineux problème de préséance et d’honneur avec la table ronde !

Pour en finir avec ce préambule général et illustrer ma perplexité face au clivage politique gauche droite, j’évoquerai brièvement et sous forme de question, quelques faits et noms, petits ou grands, politiques ou culturels, qui ont participé à l’Histoire et à l’actualité : Gandhi ? Doriot ? Mussolini ? Le Parti national-socialiste ? Le Goulag ? Arletty ? Le docteur Destouches ? Le parti Bonapartiste ? Le droit de vote accordé aux femmes françaises ? La loi pour la contraception ? La colonisation ? La séparation de l’Église et l’État ? Le gouvernement communiste chinois se lançant dans l’économie de marché ? Les justes luttes nationalistes et fondamentalistes contre l’impérialisme ? Tous ces faits et tous ces noms peuvent-ils être entendus et leur évocation sérieusement comprise en se référant seulement à cette sempiternelle bipartition gauche, droite ? Pour ma part, je ne le pense pas. Les citoyens qui, dès 1940, se sont engagés dans la Résistance se sont-ils posé la question de savoir s’ils étaient de gauche ou de droite ? Idem pour Jaurès et Péguy dans l’affaire Dreyfus ?

Si l’on pose maintenant la question de la gauche et de la droite aux enfants, dès qu’ils sont en mesure d’y répondre, qu’observe-t-on ? Lorsque le petit être commence à se déplacer seul, ces deux notions lui sont fondamentales. Il doit comprendre qu’il est un « individu », un corps unique, bien à lui tout entier, séparé de sa génitrice. Il doit également connaître les limites de ses extrémités et apprendre à s’orienter. Finalement, lorsqu’il maîtrise tout cela, qu’il a nommé ses bras et ses jambes, il doit accepter que ses membres soient de gauche ou de droite. Mais ce n’est pas si simple. Il découvre avec Alice au pays des merveilles l’étrange phénomène du miroir : « Comment se fait-il que l’orange qui se trouve dans ma main gauche se retrouve dans ma main droite, dans le miroir ? » Enfin, commençant ses très longues études, il peut passer quatorze années dans des établissements scolaires avant que l’on songe à lui demander ce qu’il compte faire « plus tard ». Il se voit aussi confronté à une difficulté sans pareil : certaines choses se font avec « la droite », d’autres avec « la gauche ». Il se rend vite compte qu’il n’est pas le seul à pouvoir en décider.

Où et comment situer le projet politique de la décroissance ?
La question de savoir si la décroissance se situe sur l’axe « gauche/droite » de « l’échiquier » politique, ou bien « ailleurs », apparaît souvent dans les conversations. Répondre à cette question, c’est accepter la pertinence de cette division bipartite. Ne pas y répondre, ou la détourner (ce qui revient au même), c’est, inéluctablement, avouer que vous n’êtes évidemment pas de gauche, sinon vous le diriez. Et si vous n’êtes pas de gauche et que vous ne voulez pas vous reconnaître de droite, (ce qui n’est plus caché ni honteux depuis l’alternance de 1981), alors que vous reste-t-il ? Les extrêmes des deux côtés, ou le centre improbable !

Mes amis écrivains ou universitaires m’ont souvent averti du caractère dangereux des métaphores, des métonymies et autres allégories. Cette division gauche droite ne relève-t-elle pas de ce registre rhétorique ? N’étant ni grammairien ni savant, j’ose avoir l’impertinence de rappeler modestement que certains politiques ont qualifié cette division gauche/droite comme hémiplégique, ce qui d’ailleurs ne les empêchait pas, en fin de compte, de se ranger soit à gauche soit à droite.

Comment se situer ? Comment s’y retrouver quand, par exemple, fut inventée cette subtile notion de « gauche plurielle », renvoyant aux oubliettes de l’histoire « l’union de la gauche », laquelle permit à François Mitterrand d’accéder à la présidence de la République en 1981. Ce singulier féminin désigne, en réalité, un regroupement provisoire et plutôt hétéroclite de partis et d’individus.

Vous aurez compris mon propos : comment passer de la notion de gauche et droite dont le sens ordinaire est partagé par tous (on tourne à gauche ou à droite pour aller à tel endroit, et en revenant c’est l’inverse) au concept politique de la gauche et de la droite ?

La décroissance, selon moi, rend aujourd’hui obsolète cette partition, car nous entrons, avec elle, dans l’obligation d’inventer une nouvelle civilisation et de nouveaux repères, y compris spatiaux. N’avons-nous pas, avec Serge Latouche, adopté unanimement l’invitation à « décoloniser notre imaginaire » ? Mais il semblerait qu’appliquer cette injonction au clivage politique traditionnel gauche droite soit plus difficile qu’il y paraisse. Pourquoi ? Parce que, selon moi, cette difficulté tient à la nature même de « l’idée de décroissance » qui contient à la fois, en les transcendant, des éléments de préservation et des éléments de révolution.

Préserver, c’est sauvegarder, protéger, défendre. C’est préserver la nature, les droits des minorités, défendre les plus faibles, les exclus. Il est vrai que la pensée conservatrice et la pensée réactionnaire ont puisé abondamment dans ces notions et les ont accaparées, en détournant les aspects positifs au seul profit d’une minorité voulant sauvegarder ses privilèges.

Révolutionner, c’est bouleverser un ordre établi, dans le domaine de la pensée comme dans celui de l’action. C’est renverser un modèle social, économique et politique dominant, pour lui substituer d’autres formes d’organisation et d’institutions. Mais on sait qu’il existe des révolutions conservatrices ou réactionnaires et des révolutions dites « progressistes » qui visent à établir un nouveau modèle de société censé être moins injuste et plus fraternel. On connaît, malheureusement, les dérives totalitaires dans lesquelles ce modèle peut sombrer.

La jeune pensée politique de la décroissance est à un carrefour. Elle peut séduire à la fois des activistes venus de l’extrême gauche révolutionnaire et ceux de la droite extrême et réactionnaire. De même qu’il existe un « anarchisme de gauche » et un « anarchisme de droite », qui s’intéressent également à la décroissance. Mais il y a aussi ceux qui prônent « un réformisme radical » et qui, lorsqu’on les écoute attentivement, tentent de donner à l’oxymore du « développement durable » un contenu souvent très proche de celui que nous apportons au terme de décroissance. Cette situation suffit-elle à permettre de transcender les anciens clivages et étiquetages politiques ? Certainement pas. C’est, de mon point de vue, en approfondissant le contenu de la notion d’après-développement que l’on peut espérer parvenir à de dépassement, car la décroissance est un slogan déclencheur. Cependant, un slogan reste un slogan. Ce n’est pas un outil de la pensée critique et cela peut même cacher des intentions et des actions injustifiables et intolérables. C’est, comme on le constate, un mot d’ordre, ou une bannière sous laquelle pourraient se presser des intentions et des enjeux portés par des ­personnes avides de s’en emparer pour la simple raison que, depuis bien longtemps, n’était pas apparue dans le ciel des idées politiques une nouveauté aussi apparemment séduisante et dont la diffusion, en particulier auprès des plus jeunes, se répande aussi rapidement, toutes proportions gardées bien entendu, quand on la compare à la diffusion planétaire du consumérisme. Travailler à explorer les visages possibles de l’après-développement est une tout autre affaire qui requiert l’humilité d’un partage exigeant de connaissances, les nuances et la rigueur d’analyses complexes en tout domaine et une patience malgré le sentiment d’urgence que nous ressentons.

On sait que l’ancien, mais toujours actuel, modèle dominant, avec ses sous-systèmes exponentiels, a oublié les limites de la planète et donc l’inéluctabilité physique de la décroissance, comme l’a montré Nicholas Georgescu-Roegen. Ce qui passe d’une basse entropie à une entropie haute est de moins en moins disponible. Situation précise de la combustion des fossiles. Oubliée aussi l’obligation morale et collective, constatant que, dans un système fermé (relativement), ceux qui prenaient plus que leur part empêchaient, proportionnellement, un grand nombre d’autres humains de disposer de la leur. Si, de plus, ce prélèvement opéré par une partie seulement de la population (20 % de l’humanité consommant 80 % des ressources disponibles, et pour beaucoup non renouvelables) venait à atteindre la capacité de charge de la planète, c’est l’ensemble du monde vivant, tel que nous le connaissons, qui viendrait à disparaître. Les cultures et les sociétés humaines ont inventé des obligations morales pour moins que cela, sans se donner la peine de devoir se ranger dans une dualité d’exclusion aux contours indéfinis : la droite et la gauche.

Je pense que c’est un malheur intellectuel et une faiblesse de nos débats démocratiques franco-français que de se trouver dans l’obligation de poser la question de l’appartenance à la gauche ou à la droite et de devoir, deux cent vingt ans après la Révolution, y répondre sous peine d’être disqualifié ! Pourquoi ? Parce que si vous ne répondiez pas à cette question, d’autres s’en chargeraient à votre place.

Si vous refusez de vous prononcer à l’intérieur du clivage gauche/droite, vous ne pouvez vous trouver qu’au-delà, c’est-à-dire dans l’un ou l’autre des extrêmes.

À notre époque, il est cocasse de constater que le parti politique ayant adopté (à 55 %) une motion sur la décroissance, (au congrès des Verts de l’automne 2004), n’a manifesté, jusqu’à ce jour, aucune intention de mise en pratique de cette orientation. Ce parti est présent, aujourd’hui, dans presque tous les exécutifs régionaux et dans les mairies de Paris, Lyon et Nantes, mais on se souvient qu’il a fait son entrée en politique sous le slogan : « Ni gauche, ni droite ! » Son amarrage définitif au Parti Socialiste date de 1997, après son « à gauche toute » proposé en 1991 à Lille. Cela a suffi à racheter cette erreur de jeunesse qui montrait simplement la faible éducation historique des premiers adhérents de ce parti. En 1994, il y a eu le départ de son ancien « dirigeant », Antoine Waechter, porteur de ce fameux « ni-ni » et la création du Mouvement Ecologiste Indépendant (le MEI) qui n’a pas réussi politiquement.

Nous ne répondrons donc pas à la question posée et, pour éviter de nous faire insulter, puisque notre société politique ne peut se penser autrement qu’en termes de séparation bipartite, nous en proposerons une autre qui nous semble plus pertinente.

La droite ou la gauche peuvent-elles entrer en décroissance ?
Ce n’est plus à « nous » de répondre ! On réglera rapidement la question de savoir qui est de droite et qui est de gauche. Il suffira de le demander aux interlocuteurs. On leur fera la politesse de les croire, sans aller chercher de quelles chapelles exactement ils ressortent, ou accepter que d’autres les en excluent. On se renseignera, lorsqu’il s’agit de textes politiques, pour savoir de quels partis ou mouvement ils proviennent, ou auxquels ils apportent des idées.

Officiellement, ni la gauche ni la droite n’évoquent le moindrement la décroissance dans leurs propositions de programmes politiques, alors que se prépare un renouvellement presque complet de la gestion collective. L’année 2006 est celle du choix des candidatures à l’élection présidentielle et des candidats à la députation, puisque les législatives auront également lieu en 2007. L’année suivante ce seront les élections municipales, le renouvellement de la moitié des Conseils généraux et celui de la moitié du Sénat.

Un seul des « représentants historiques » du parti des Verts parle de décroissance, mais il ne saurait avoir la prétention d’obliger l’« allié » socialiste à se rallier à cette « idée ». Il y a bien eu une motion proche de la décroissance au dernier congrès PS, sous le nom d’Utopia. Son score fut de 1,5 %, ce qui règle la question de son influence. On ne mentionnera même pas le troisième allié potentiel de la gauche polycéphale, le parti communiste.

Le Parti Pour La Décroissance (PPLD), récemment fondé, est pour l’heure anecdotique. Il lui reviendra de démontrer son utilité et sa résonance dans les années qui viennent.

Il nous reste à examiner, à gauche et à droite, ce qui fonde les programmes des partis à vocation majoritaire : c’est bien l’hymne à la « croissance » (l’augmentation du produit intérieur brut d’une année sur l’autre). Cette croissance ne se conçoit justement que dans une augmentation perpétuelle et forte, toujours dans le but d’améliorer l’ordinaire des entreprises, pourvoyeuses d’emplois, pour la droite, ou pour permettre plus de prélèvements sur les profits de celles-ci, afin d’augmenter la redistribution, pour la gauche.

Sur l’« axe droite/gauche », la situation apparaît donc bloquée pour la décroissance. Nous n’y pouvons rien. Notre agitation et nos tentatives de diffusion de l’idée existent évidemment en dehors de la « politique politicienne », c’est-à-dire électorale, mais elles n’ont pas d’influence directe dans les décisions concernant l’organisation collective de la société. Nous ne pouvons donc répondre ni à la première formulation de la question, ni à celle que nous proposons, sauf à accepter d’être de « droite » ou de « gauche ». C’est-à-dire hémiplégique, politiquement.

Et pourtant, depuis plus de trente ans, (trente-quatre exactement si l’on prend comme point de référence la date de publication en français de Halte à la croissance ? [1]), et compte tenu de tout ce que nous savons depuis, il est incompréhensible que ceux qui nous gouvernent, qu’ils soient de droite ou de gauche, ne tiennent aucun compte des risques majeurs liés à l’obsession de la croissance. Tout se passe comme si la crise climatique, la fin programmée des hydrocarbures bon marché et la réduction de la biodiversité n’existaient pas pour ceux qui façonnent notre futur.

Cet aveuglement s’accompagne d’une perte quasi totale des habituels repérages gauche droite. Par exemple, la gauche de Tony Blair se retrouve la plus fidèle alliée de la droite des Etats-Unis tandis que l’Allemagne s’engage dans une grande alliance gauche, droite.

Je considère que la question de départ : « La décroissance se situe-t-elle sur l’axe gauche/droite ? », est une question pour les nantis, pour ceux qui font mine de se soucier du partage du gâteau toujours en leur faveur.

Je peux maintenant affirmer clairement que la décroissance échappe à « l’axe gauche/droite », faisant référence et honneur à la profession de comédien qui a su, chez nous, se sortir de ce dilemme en nommant le côté cour et le côté jardin : où que l’on se trouve sur une scène, on sait où l’on se tient par rapport aux autres et par rapport au lieu.

Ainsi libérés de la métaphore qui porte en elle une exclusion, nous pouvons nous atteler sans aucune restriction à l’étude et à la promotion du débat indispensable de la décroissance et de l’après-développement, c’est-à-dire, et à la suite de ceux qui en furent les pionniers, explorer les bases d’une pensée politique, économique, sociale et pratique à venir.


[1Rapport du Club de Rome, Fayard, Paris, 1972.