La décroissance : un projet politique
dimanche 8 janvier 2012, par
« L’idée que l’écologie serait réactionnaire repose sur une ignorance crasse des données de la question, soit sur des résidus de l’idéologie « progressiste » : élever le niveau de vie et… advienne que pourra ! »
Cornelius CASTORIADIS [1]
Un ovni dans le microcosme politicien
Le thème de la décroissance a fait en quelques mois une percée politique et médiatique remarquable. Il est devenu un objet de débat chez les Verts [2], bien sûr, au sein de la Confédération paysanne [3] (ce qui n’est pas très étonnant), au sein du mouvement dit altermondialiste [4], et même d’un public beaucoup plus vaste. La décroissance s’est invitée dans le débat électoral national italien à l’occasion des élections, (reprise par les Verts, objet de frictions entre Rifondazione et les autres partis de la coalition anti-Berlusconi) [5]. Elle est aussi au cœur des contestations, de plus en plus vives régionalement et localement, des « grands projets » : Le TGV Lyon-Turin avec son tunnel monstrueux, le Mégapont sur le détroit de Messine, le Mosé dans la lagune de Venise, les incinérateurs (à Trento et ailleurs), la centrale électrique à charbon de Civitavecchia, etc. Un peu partout en France et en Italie, des groupes décroissance se constituent spontanément, organisent des marches, mettent en place des réseaux. La démarche « décroissante » inspire par ailleurs des comportements individuels et collectifs comme ceux qui entendent vivre selon un « bilan de justice », c’est-à-dire une empreinte écologique équitable (1300 familles dans le seul Veneto), les écovillages, les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), etc. L’une des initiatives les plus originales et prometteuses est certainement le réseau des communes nouvelles en Italie. Le lancement du journal La Décroissance, puis de son homologue italien, La decrescità ont pas mal contribué à la diffusion du thème [6].
L’apparition de cet « ovni » dans le microcosme politicien a mis les médias en ébullition. Journaux, radios, et même télés s’en sont mêlés. Beaucoup se sont déterminés pour ou contre, sans trop s’informer et le plus souvent en déformant les rares analyses disponibles. Qu’y a-t-il derrière ce « nouveau concept » ? Est-on en face d’un mouvement réformiste ou révolutionnaire ? La décroissance est-elle soluble dans le développement durable ? Dans le capitalisme ? S’agit-il d’une revendication de droite ou de gauche ? Le mouvement de la décroissance va-t-il constituer un nouveau parti politique ? À ces interrogations, nous devons tenter d’apporter des réponses.
Le territoire de la décroissance
À la suite des publicitaires, les médias appellent « concept » tout projet à la base du lancement d’un nouveau gadget, y compris culturel. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’ils s’interrogent sur le contenu de ce « nouveau concept » de décroissance. Au risque de les décevoir, précisons tout de suite que la décroissance n’est pas un concept, au sens traditionnel du terme en tout cas, et qu’il n’y a pas à proprement parler de « théorie de la décroissance », comme les économistes ont pu faire des théories de la croissance, et encore moins de modèles clefs en mains. Il ne s’agit pas du « symétrique » de la croissance, mais d’un slogan politique à implications théoriques, un « mot-obus », dit Paul Ariès, qui vise à casser la langue de bois des drogués du productivisme [7]. Le mot d’ordre de décroissance a ainsi surtout pour objet de marquer fortement l’abandon de l’objectif de la croissance pour la croissance, objectif dont le moteur n’est autre que la recherche du profit par les détenteurs du capital et dont les conséquences sont désastreuses pour l’environnement. Bien évidemment, il ne vise pas au renversement caricatural qui consisterait à prôner la décroissance pour la décroissance. En particulier, la décroissance n’est pas la croissance négative, expression antinomique et absurde, qui traduit bien la domination de l’imaginaire de la croissance [8]. On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi en raison du chômage et de l’abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! De même qu’il n’y a rien de pire qu’une société travailliste sans travail, il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance. Cette régression sociale et civilisationnelle est précisément ce qui nous guette si nous ne changeons pas de trajectoire. La décroissance n’est envisageable que dans une « société de décroissance », c’est-à-dire dans le cadre d’un système reposant sur une autre logique. L’alternative est donc bien : décroissance ou barbarie !
En toute rigueur, il conviendrait de parler au niveau théorique d’« a-croissance », comme on parle d’a-théisme, plus que de dé-croissance. C’est d’ailleurs très précisément de l’abandon d’une foi ou d’une religion (celle de l’économie, du progrès et du développement), du rejet du culte irrationnel et quasi idolâtre de la croissance pour la croissance qu’il s’agit.
Au départ, la décroissance est simplement une bannière derrière laquelle se regroupent ceux qui ont procédé à une critique radicale du développement [9] et veulent dessiner les contours d’un projet alternatif pour une politique de l’après-développement [10]. Il s’agit d’une proposition nécessaire pour rouvrir l’espace de l’inventivité et de la créativité de l’imaginaire bloqué par le totalitarisme économiciste, développementiste et progressiste.
Le projet de la décroissance est donc un projet politique, au sens fort du terme, celui de la construction, au Nord comme au Sud, de sociétés conviviales, autonomes et économes. Il ne s’inscrit pas dans l’espace de la politique politicienne, mais vise à rendre toute sa dignité au politique.
La révolution de la décroissance
La croissance aujourd’hui, n’est une affaire rentable qu’à la condition d’en faire porter le poids et le prix sur la nature, sur les générations futures, sur la santé des consommateurs et sur les conditions de travail des salariés. C’est pourquoi une rupture est nécessaire. Tout le monde ou presque en convient, mais nul n’ose sauter le pas. Tous les régimes modernes ont été productivistes. Républiques, dictatures, systèmes totalitaires, gouvernements de droite ou de gauche, partis libéraux, socialistes, populistes, sociaux-libéraux, sociaux-démocrates, centristes, radicaux, communistes, tous ont posé la croissance économique comme un objectif inquestionnable. Le changement indispensable de cap n’est pas de ceux qu’une simple élection pourrait résoudre en mettant en place un nouveau gouvernement ou en votant pour une autre majorité. Ce qui est nécessaire est beaucoup plus radical : une révolution culturelle, ni plus ni moins.
On peut tenter d’esquisser les contours d’un plan d’action et de proposer une refondation du politique dans l’optique des exigences écologiques actuelles, et synthétiser le bouleversement requis dans un programme systématique et ambitieux en huit « R » : Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Redistribuer, Relocaliser, Réduire, Réutiliser, Recycler. Ces huit objectifs interdépendants sont susceptibles d’enclencher un cercle vertueux de décroissance sereine, conviviale et soutenable [11]. Certains ne manqueront pas de voir dans ce recours systématique au préfixe « re », la marque d’une pensée réactionnaire ou de la volonté romantique ou nostalgique à un retour au passé. Disons simplement que, mise à part une légère coquetterie d’auteur dans cette façon de présenter les étapes sous le signe de la lettre « R », les actions en cause participent tout autant de la révolution que du retour en arrière, de l’innovation que de la répétition. Si réaction il y a, c’est en face de la démesure, de l’hybris du système qui se traduit par autant de « sur », dénoncés par Jean-Paul Besset, qu’il faudrait de « re » : « Suractivité, surdéveloppement, surproduction, surabondance, surpompage, surpêche, surpâturage, surconsommation, suremballage, surrendements, surcommunication, surcirculation, surmédicalisation, surendettement, suréquipement [12]… »
C’est bien là d’une révolution qu’il s’agit. Toutefois, précisons tout de suite que pour nous, comme pour Castoriadis, « révolution ne signifie ni guerre civile ni effusion de sang ». « La révolution, poursuit-il, est un changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même : l’autotransformation explicite de la société condensée dans un temps bref. […] La révolution signifie l’entrée de l’essentiel de la communauté dans une phase d’activité politique, c’est-à-dire instituante. L’imaginaire social se met au travail et s’attaque explicitement à la transformation des institutions existantes [13]. » Le projet de la société de décroissance est en ce sens éminemment révolutionnaire. Il s’agit tout autant d’un changement de culture que des structures du droit et des rapports de production.
Un programme politique
Pour le moment, le mouvement de la décroissance n’a pas vraiment réfléchi à un programme politique précis, car le travail d’autotransformation en profondeur nous semble plus important que les échéances électorales. Cela ne veut pas dire que pour autant l’accouchement se fera spontanément et sans douleur. Mais la politique politicienne a peu de prise aujourd’hui sur les réalités qu’il faut changer, et il convient d’être prudent dans la façon d’en user. Cela ne veut pas dire non plus que les enjeux électoraux n’existent plus ; mais, dans le meilleur des cas, les gouvernements ne peuvent que freiner, ralentir, adoucir des processus sur lesquels ils n’ont plus de prise, s’ils veulent aller à contre-courant. L’alternative au productivisme se pose à tous les niveaux : individuel, local, régional, national et mondial (une attention spéciale devant être portée au niveau européen), et il faut trouver les leviers les plus pertinents pour agir de façon concertée et complémentaire à tous ces échelons.
Des mesures très simples et presque anodines en apparence sont susceptibles d’enclencher les cercles vertueux de la décroissance [14]. On peut penser la transition par un programme électoral qui tient en quelques points consistant à tirer les conséquences « de bon sens » du diagnostic effectué.
Par exemple :
1) Retrouver une empreinte écologique égale ou inférieure à une planète, c’est-à-dire une production matérielle équivalente à celle des années 1960-1970.
2) Internaliser les coûts de transport par des écotaxes appropriées.
3) Relocaliser les activités.
4) Restaurer l’agriculture paysanne.
5) Transformer les gains de productivité en réduction du temps de travail et en créations d’emplois, tant qu’il y a du chômage.
6) Impulser la « production » de biens relationnels.
7) Réduire le gaspillage d’énergie d’un facteur 4.
8) Pénaliser fortement les dépenses de publicité.
9) Décréter un moratoire sur l’innovation technologique, établir un bilan sérieux et réorienter la recherche scientifique et technique en fonction des aspirations nouvelles [15].
Au cœur de ce programme, l’internalisation des déséconomies externes (dommages engendrés par l’activité d’un agent qui en rejette le coût sur la collectivité). Tous les dysfonctionnements écologiques et sociaux pourraient et devraient être mis à la charge des agents qui en sont responsables, par exemple par des écotaxes. Qu’on imagine l’impact de l’internalisation des coûts des transports sur l’environnement, sur la santé. Celui de la prise en charge par les entreprises de l’éducation, de la sécurité, du chômage, etc., sur le fonctionnement de nos sociétés ! Ces mesures « réformistes », en principe conformes à la théorie économique orthodoxe – l’économiste libéral, Arthur Cecil Pigou, en a formulé le principe dès le début du XXe siècle ! – provoqueraient une véritable révolution et permettraient, si elles étaient poussées dans leurs ultimes conséquences, de réaliser à peu près complètement le programme d’une société de décroissance [16]. Certes, les entreprises obéissant à la logique capitaliste seraient largement découragées et un grand nombre d’activités ne seraient plus « rentables » ; le système serait bloqué.
Ainsi, aux États-Unis, selon l’International Center for Technology Assessment, si les coûts invisibles du carburant – les accidents de voiture, la pollution de l’air, les bases militaires (pour empêcher les peuples des pays producteurs d’avoir le contrôle sur leur propre pétrole), les subventions aux compagnies pétrolières – y étaient inclus, le prix du carburant flamberait à 14 $ le gallon au lieu de 1 $ aujourd’hui [17]. À ce prix, il n’y aurait déjà plus d’aviation civile et sans doute beaucoup moins de voitures sur les routes.
Une autre façon de procéder à l’internalisation des externalités négatives engendrées par le système serait tout simplement d’obliger les firmes à s’assurer totalement des risques et des dégâts qu’elles font supporter à la société. On sait déjà qu’aucune compagnie d’assurances n’accepte de prendre en charge le risque nucléaire, le risque climatique, le risque OGM ou celui des nanotechnologies. On peut imaginer, la paralysie qu’entraînerait l’obligation de couverture du risque sanitaire, du risque social (chômage), voire du risque esthétique.
Le programme d’une politique de décroissance est donc paradoxal. La perspective de mise en œuvre de propositions réalistes et raisonnables a peu de chance d’être adoptée et moins encore d’aboutir sans une subversion totale. Celle-ci présuppose le changement d’imaginaire que la réalisation de l’utopie de la société autonome et conviviale est seule en mesure d’engendrer.
Ce ne sont donc ni les perspectives ni les solutions qui font défaut, mais les conditions de leur mise en œuvre. On peut concevoir une infinité de scénarios de la transition en douceur avec des mesures très progressives des réductions nécessaires, l’important est le changement radical de cap.
La décroissance est-elle soluble dans le capitalisme ?
La décroissance est-elle possible sans sortir du capitalisme ? Cette question revient pratiquement à chaque débat public sur la décroissance. Au prétexte que nous dénonçons la mondialisation et la croissance sans la qualifier explicitement et à chaque fois d’ultra-libérale et de capitaliste, certains critiques nous accusent de nous accommoder de l’exploitation capitaliste. « Jean-Marie Harribey, note justement Paul Ariès, nous reproche fondamentalement quatre choses : décroître sans sortir du capitalisme, décroître sans limites, ne pas voir qu’une autre économie que le capitalisme est possible et renoncer à la perspective du plein emploi [18]. » En réalité, le reproche vise le fait qu’en même temps que l’eau sale du capitalisme et du libéralisme nous jetions le bébé du développement, de la croissance et de l’économie. Autrement dit, que nous refusions de « sauver » le phantasme d’une autre économie, d’une autre croissance, d’un autre développement (au choix keynésiens, publics, socialistes, humains, soutenables…).
La réponse traditionnelle d’une certaine extrême gauche consiste, en effet, à attribuer à une entité, « le capitalisme », la source de tous les blocages, de toutes nos impuissances et par là même à définir le lieu de la citadelle à abattre. En réalité, mettre un visage sur l’adversaire est aujourd’hui problématique, car les entités économiques comme les firmes transnationales qui détiennent la réalité du pouvoir sont, par leur nature même, incapables de l’exercer directement. D’une part, le « big brother » est anonyme, d’autre part, la servitude des sujets est plus volontaire que jamais, la manipulation de la publicité commerciale étant infiniment plus insidieuse que celle de la propagande politique… Comment, dans ces conditions, affronter « politiquement » la mégamachine ?
Si nous n’insistons pas sur la critique spécifique du capitalisme, c’est qu’il nous paraît inutile d’enfoncer une porte ouverte. Cette critique a, pour l’essentiel, été faite et bien faite par Marx. Toutefois, il ne suffit pas de remettre en cause le capitalisme, mais aussi toute société de croissance. Et là, Marx est pris en défaut. Remettre en cause la société de croissance implique de remettre en cause le capitalisme tandis que l’inverse ne va pas de soi. « Le capitalisme et le socialisme, remarque Jean-Paul Besset, participaient de la même valeur productiviste, et […] si le second avait triomphé plutôt que le premier, nous serions probablement parvenus à un résultat identique. Les deux systèmes ne partagent-ils pas la même vision opérationnelle de la nature, corvéable à merci pour répondre à la demande ? L’un comme l’autre se proposent de satisfaire l’exigence de bien-être social par l’augmentation indéfinie de la puissance productive : logique de développement des forces productives pour le marxisme, libérées de la propriété privée et mises au service du prolétariat ; dynamique des mécanismes du marché pour le capitalisme, en éliminant les obstacles à son fonctionnement [19]. » Capitalisme plus ou moins libéral et socialisme productiviste sont deux variantes d’un même projet de société de croissance fondée sur le développement des forces productives censées favoriser la marche de l’humanité vers le progrès.
Faute d’intégrer les contraintes écologiques, la critique marxiste de la modernité est restée frappée d’une terrible ambiguïté. L’économie capitaliste est critiquée et dénoncée, mais la croissance des forces qu’elle déchaîne est qualifiée de « productive » (alors même qu’elles sont au moins tout autant destructives). Au final, cette croissance, vue sous l’angle production/emploi/consommation est créditée de tous les bienfaits ou presque, même si, vue sous l’angle de l’accumulation du capital, elle est jugée responsable de tous les fléaux : la prolétarisation des travailleurs, leur exploitation, leur paupérisation, sans parler de l’impérialisme, des guerres, des crises (y compris bien sûr écologiques), etc. Le changement des rapports de production (en quoi consiste la révolution nécessaire et souhaitée) se trouve de ce fait réduit à un bouleversement plus ou moins violent du statut des ayants-droit dans la répartition des fruits de la croissance. Dès lors, on peut certes ergoter sur son contenu, mais pas remettre en cause son principe. La croissance et le développement étant respectivement croissance de l’accumulation du capital et développement du capitalisme, la décroissance ne peut être qu’une décroissance de l’accumulation, du capitalisme, de l’exploitation et de la prédation. Il s’agit non seulement de ralentir l’accumulation mais de remettre en cause le concept pour inverser le processus destructeur [20].
Bien évidemment, ce n’est pas sur la gauche non marxiste qui depuis belle lurette s’est accommodée du système qu’il faut compter pour soulever le lièvre…
Notre conception de la société de la décroissance n’est ni un impossible retour en arrière, ni un accommodement avec le capitalisme, mais un « dépassement » (si possible en bon ordre) de la modernité. La décroissance est forcément contre le capitalisme. Non pas tant parce qu’elle en dénonce les contradictions et les limites écologiques et sociales, mais avant tout parce qu’elle en remet en cause « l’esprit » au sens où Max Weber considère « l’esprit du capitalisme » comme condition de sa réalisation. Si dans l’abstrait il est peut-être possible de concevoir une économie éco-compatible avec persistance d’un capitalisme de l’immatériel, cette perspective est irréaliste en ce qui concerne les bases imaginaires de la société de marché à savoir : la démesure et la (pseudo) domination sans limite. Le capitalisme généralisé ne peut pas ne pas ne pas détruire la planète comme il détruit la société et tout ce qui est collectif.
Une société de décroissance ne peut pas se concevoir sans sortir du capitalisme. Toutefois, si « sortir du capitalisme » est une formule commode, cela désigne un processus historique qui est tout sauf simple… L’élimination des capitalistes, l’interdiction de la propriété privée des biens de production, l’abolition du rapport salarial ou de la monnaie plongeraient la société dans le chaos et ne seraient possibles qu’au moyen d’un terrorisme massif. Cela ne suffirait pas, bien au contraire, à abolir l’imaginaire capitaliste.
Pourrait-on encore parler de monnaie et de « marchés », de profit et de salariat, pour construire une société de l’après-développement [21] ? Ces « institutions » identifiées un peu hâtivement par certains au capitalisme ne sont pas en elles-mêmes des obstacles. Un grand nombre de sociétés humaines connaissent des marchés (en particulier l’Afrique), des monnaies et, bien sûr, le profit commercial, financier, voire dans une certaine mesure industriel (qu’il vaudrait mieux appeler « industrieux » s’agissant d’artisanat). Elles connaissent aussi la rémunération du travail au forfait que nous appelons salariat. Toutefois, ces rapports « économiques » ne sont dominants ni dans la production, ni dans la circulation des « biens et services ». Surtout, ils ne sont pas articulés entre eux au point de « faire système ». Ce ne sont ni des sociétés de marché, ni des sociétés salariales, ni des sociétés industrielles, et encore moins des sociétés capitalistes, même si on peut y trouver du capital et des capitalistes. L’imaginaire de ces sociétés est si peu colonisé par l’économie, qu’elles vivent leur économie sans le savoir. Sortir du développement, de l’économie et de la croissance n’implique donc pas de renoncer à toutes les institutions sociales que l’économie a annexée, mais à les réenchâsser dans une autre logique [22].
La décroissance est-elle de droite ou de gauche ?
Le mouvement de la décroissance est révolutionnaire et anticapitaliste (et même anti-utilitariste), son programme est foncièrement politique. Toutefois, est-il de droite ou de gauche ?
Il est d’abord de bon sens, et celui-ci est aussi peu partagé à gauche qu’à droite. Il existe, il est vrai, une critique de droite de la modernité, comme il existe un anti-utilitarisme de droite et un anticapitalisme de droite. Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il y ait un antitravaillisme et un antiproductivisme de droite qui se nourrissent des mêmes arguments que nous. Il faut même reconnaître qu’en dépit du beau livre du gendre de Marx, Paul Lafargue, Le Droit à la paresse – qui reste l’une des plus fortes attaques contre le travaillisme et le productivisme – en dépit d’une tradition anarchiste au sein du marxisme, réactualisée par l’École de Francfort, le conseillisme et le situationnisme, la critique radicale de la modernité a été plus poussée à droite qu’à gauche. Si elle a connu de beaux développements avec Hannah Arendt ou Cornelius Castoriadis, qui se sont frottés aux arguments de penseurs contre-révolutionnaires comme Burke, De Bonnald ou De Maistre, cette critique est restée politiquement marginale. Les maoïsmes, trotskysmes et autres gauchismes sont tout aussi productivistes que les communismes orthodoxes.
Il n’y a pas lieu, pour autant, de confondre l’antiproductivisme de droite et l’antiproductivisme de gauche. Non plus que l’anticapitalisme ou l’antiutilitarisme.
Même si les gouvernements de « gauche » font des politiques de droite et, faute d’oser la « décolonisation de l’imaginaire », se condamnent au social-libéralisme, les objecteurs de croissance, partisans de la construction d’une société de décroissance conviviale, sereine et soutenable, savent faire la différence (si faible soit-elle) entre Jospin et Chirac, Schroeder et Merkel, Prodi et Berlusconi, et même entre Blair et Thatcher… Lorsqu’ils vont voter (ce que nous leur conseillons de faire), ils savent que, même si aucun programme de gouvernement ne prend en compte la nécessaire réduction de notre empreinte écologique, c’est tout de même du côté des valeurs de partage, de solidarité, d’égalité et de fraternité, plus que vers celle de la liberté d’entreprendre (et d’exploiter) qu’il faut s’orienter. Ces valeurs ne peuvent se fonder sur le massacre des autres espèces et le saccage de la nature, et il convient d’en étendre le bénéfice aux générations futures. C’est pourquoi notre combat se situe résolument contre la mondialisation et le libéralisme économique.
Faut-il un parti de la décroissance ?
« Face à une catastrophe écologique mondiale, par exemple, on voit très bien, disait Castoriadis, des régimes autoritaires imposant des restrictions draconiennes à une population affolée et apathique […] Et, s’il n’y a pas un nouveau mouvement, un réveil du projet démocratique, l’“écologie” peut très bien être intégrée dans une idéologie néo-fasciste. » Le pari de la décroissance consiste à penser que l’attrait de l’utopie conviviale, combiné au poids des contraintes au changement est susceptible de favoriser une « décolonisation de l’imaginaire » et de susciter suffisamment de comportements « vertueux » en faveur d’une solution raisonnable : la démocratie écologique. C’était aussi l’analyse de Castoriadis : « L’insertion de la composante écologique dans un projet politique démocratique radical est indispensable. Et elle est d’autant plus impérative que la remise en cause des valeurs et des orientations de la société actuelle, impliquée par un tel projet, est indissociable de la critique de l’imaginaire du “développement” sur lequel nous vivons [23]. »
Faut-il pour autant figer dès maintenant le mouvement sous la forme d’un parti de la décroissance ? Nous ne le pensons pas. Institutionnaliser prématurément le programme de la décroissance à travers l’existence d’un parti politique risquerait de nous faire tomber dans le piège de la politique politicienne, alors que les conditions ne sont pas mûres pour espérer mettre en œuvre la construction d’une société de la décroissance et qu’il est douteux que celui-ci puisse s’inscrire efficacement dans le cadre dépassé de l’État-nation [24]. Peser dans le débat, infléchir les positions des uns et des autres, faire prendre en considération certains arguments, contribuer à faire évoluer ainsi les mentalités, telle est à ce jour notre mission et notre ambition.
[1] « L’écologie contre les marchands », in Une société à la dérive, Seuil, Paris 2005, p. 237.
[2] Après la publication par Le Monde diplomatique en novembre 2003, de mon article « Pour une société de décroissance », voir « La décroissance pourquoi ? » Vert contact n° 709, avril 2004.
[3] « Objectif décroissance : La croissance en question », Campagnes solidaires,
mensuel de la Confédération paysanne, n° 182, février 2004.
[4] Cf Politis du 11 décembre 2003, dossier sur la décroissance.
[5] Paolo Cacciari a été élu député de Venise sur la liste de Rifondazione, après publication d’un plaidoyer en faveur de la décroissance, Pensare la decrescita.
Sostenibilità ed equita, Cantieri Carta/edizioni Intra Moenia, 2006. Maurizio Pallante, auteur du manifeste La Decrescita Felice. La quantità della vita non dépende dal PIL », Editori Riuniti, Roma 2005, est conseiller du nouveau ministre vert de l’Environnement.
[6] La Décroissance. Le journal de la joie de vivre, Casseurs de pub, 11 place Croix-Pâquet, 69001 Lyon.
[7] Paul Aries, Décroissance ou barbarie, Golias, Lyon 2005.
[8] Cela voudrait dire à la lettre : « avancer en reculant ».
[9] Cf. notre article « En finir une fois pour toute avec le développement », in Le Monde diplomatique, mai 2001.
[10] Cf. Les nouveaux Cahiers de l’IUED, n° 14, Brouillons pour l’avenir : contributions au débat sur les alternatives, PUF, Paris/Genève 2003.
[11] On pourrait allonger encore la liste des « R » avec : radicaliser, reconvertir, redéfinir, redimensionner, remodeler, repenser, etc. mais tous ces « R » sont plus ou moins inclus dans les huit premiers. Voir notre article : Pour une société de décroissance. Monde diplo novembre 2003.
[12] Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire, Fayard, Paris, 2005, p. 182. Il ajoute : « La surdose s’opère au déficit du vivant. Le surfait brise l’individu. »
[13] Castoriadis, op. cit, p. 177.
[14] Sans préjudice, par ailleurs, pour d’autres mesures de salubrité publique comme la taxation des transactions financières, proposée par ATTAC, l’imposition d’un revenu maximum, proposée par le MAUSS, ou l’abolition pure et simple de tous les brevets, proposée par Jean-Pierre Berlan.
[15] Ce dernier point rejoint une préoccupation de Castoriadis : « Comment tracer la limite ? Pour la première fois, dans une société non religieuse, nous avons à
affronter la question : faut-il contrôler l’expansion du savoir lui-même ? Et comment le faire sans aboutir à une dictature sur les esprits ? Je pense qu’on peut poser quelques principes simples : 1) Nous ne voulons pas d’une expansion illimitée et irréfléchie de la production, nous voulons une économie qui soit un moyen et non pas la fin de la vie humaine ; 2) Nous voulons une expansion libre du savoir mais…
[avec de la] phronésis ». Castoriadis, op. cit, p. 238.
[16] « Théoriquement, en économie de marché, les « externalités » doivent être internalisées soit par le biais d’une taxe, soit par la création de droits de propriété, les mécanismes de marché conduisant alors à une situation socialement préférable ». Aubertin Catherine et Vivien Franck-Dominique, (sous la direction de). Le développement durable. enjeux politiques, économiques et sociaux. La documentation
française, 2006. p. 64.
[17] Sierra Magazine, avril 2002.
[18] Paul Ariès, op. cit, p. 87.
[19] Jean-Paul Besset, op. cit., p. 169.
[20] Il est regrettable, tragique peut-être, que la relation entre Serguei Podolinsky (1850-1891), cet aristocrate et scientifique ukrainien exilé en France, et Karl Marx ait tourné court. Ce génial précurseur de l’économie écologique tentait, en effet, de concilier la pensée socialiste et la deuxième loi de la thermodynamique et de faire
la synthèse entre Marx, Darwin et Carnot. Il est probable en tout cas que si la rencontre intellectuelle s’était produite, bien des impasses du socialisme auraient été évitées et accessoirement quelques polémiques sur le caractère de droite ou de gauche de la décroissance…
[21] Je m’en suis assez longuement expliqué dans la dernière partie de mon livre Justice sans limites. Le défi de l’éthique dans une économie mondialisée, Fayard, Paris, 2003.
[22] Sur ce point nous partageons l’analyse de Castoriadis. « Il y a dans le marxisme, écrit-il, l’idée absurde que le marché comme tel, la marchandise comme telle, “personnifient” l’aliénation ; absurde, car les rapports entre les hommes, dans une société étendue, ne peuvent pas être “personnels”, comme dans une famille. Ils sont toujours, et seront toujours, socialement médiatisés. Dans le cadre d’une économie
tant soit peu développée, cette médiation s’appelle le marché (l’échange). » (op. cit., p. 190). « Pour moi, dit-il encore, c’est tout à fait évident : il ne peut pas y avoir une société complexe sans, par exemple, des moyens impersonnels d’échange. La monnaie remplit cette fonction, et elle est très importante à cet égard. Que l’on retire à la monnaie l’une de ses fonctions dans les économies capitaliste
et précapitaliste : celle d’instrument d’accumulation individuelle de richesses et d’acquisition de moyens de production, c’est autre chose. Mais en tant qu’unité de valeur et de moyen d’échange, la monnaie est une grande invention, une grande création de l’humanité » (Ibid., p. 198).
[23] Ibid., p. 246.
[24] Voir notre article « Pour une renaissance du local », in L’Écologiste, n° 15 avril-mai 2005, et Fotopoulos Takis, Vers une démocratie générale. Une démocratie directe, économique, écologique et sociale, Seuil, Paris, 2001.