UN CAS D’ÉCONOMIE SOLIDAIRE À MILLAU

UN CAS D’ÉCONOMIE SOLIDAIRE À MILLAU

dimanche 17 juillet 2011, par Claude LLENA

UN CAS D’ÉCONOMIE SOLIDAIRE À MILLAU
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En novembre 2003, après un an et demi de discussions,
naît « Au Marché paysan » à Millau.

Au cœur de la ville, dans un local de 150 m², ouvert au public cinq jours par semaine, on trouve les produits de vingt-cinq producteurs locaux : légumes, viandes, confitures, fromage, miel, jus de fruits, pain, lait, etc.…

Caractéristiques des producteurs, des produits et de la gestion

Les producteurs vendent directement leurs produits aux consommateurs, sans que ces derniers se déplacent à la ferme, et sans que les producteurs se rendent sur les marchés ( ). La moyenne d’âge des producteurs est d’environ quarante-cinq ans. Ils se répartissent de façon égale entre hommes et femmes. Neuf seulement sont des ruraux issus du monde de l’agriculture ( ). Les seize autres, néo-ruraux souvent non originaires de la région, se tournent vers la terre pour y trouver un équilibre de vie.
Même si bon nombre de produits ont le label bio AB, ce qui les rapproche c’est la production autour d’un territoire. Par ailleurs, si le nombre de biens offerts dans une catégorie est faible, la variété de produits, elle, est conséquente. De plus en matière de prix les comparaisons sont parfois surprenantes ( ).
Chaque producteur est responsable de ses produits ; il les étiquette, les met en rayon… Pour chaque produit vendu, 20 % est prélevé pour les frais de la structure. Il n’existe pas d’intermédiaires, ni de salariés ; les producteurs font tout eux-mêmes : la vente, les décors, les travaux sur le bâtiment, la mise en rayon, la comptabilité, la publicité, la gestion des stocks, le ménage, les travaux de maintenance, etc. Toutes les heures réalisées au profit de la structure sont comptabilisées indépendamment de la nature de la tâche ( ) ; elles doivent être effectuées au prorata du chiffre d’affaires réalisé ( ). Le fonctionnement est basé sur la confiance. Aucun contrôle n’est effectué sur les heures déclarées par les producteurs.

Utilités économique, sociale et politique

L’utilité du « Marché paysan » semble se situer à trois niveaux.

¤ En réduisant les coûts de distribution, et en raccourcissant les distances par rapport aux marchés itinérants, son utilité économique est centrale. Le « Marché paysan » raccourcit les distances physiques, mais aussi culturelles et sociales. Il cherche à éduquer la demande, à la sensibiliser aux saisonnalités de la production, aux potentialités du territoire… Il est donc aussi un lieu d’éducation populaire.

Il s’agit d’une production au service des besoins de la « consomm’action » du territoire ( ). En effet, on y sollicite les comportements citoyens des consommateurs pour les sensibiliser à une origine contrôlée, à une traçabilité, à une proximité... Il s’agit donc d’une innovation commerciale centrée sur un territoire et sur l’enrichissement du lien entre producteur et « consomm’acteur ». Si l’autonomie du producteur est recherchée, celle du consomm’acteur est aussi une priorité. Elle est à n’en pas douter l’une des clés du changement social.

¤ L’utilité sociale est fortement perceptible. Le « Marché paysan » cherche, en effet, à privilégier les relations humaines, dans un esprit proche de la phronésis d’Aristote ( ). La raison, la sagesse prennent le pas sur la rationalité de court terme centrale dans le paradigme de la modernité. C’est une toile d’araignée sociale qui se développe et relie les individus entre eux, quelles que soient leur origine, leur production, leur sexe... Une fois que les producteurs et consommateurs se connaissent, ils n’hésitent plus à se rencontrer, à mettre en place des activités en commun et cela pour produire ensemble, ou pour le simple plaisir de passer un moment en commun. Ainsi, au-delà d’une production de service de proximité, le « Marché paysan » est un lieu de rencontre, de discussion, de convivialité, qui permet de retisser le lien social fragilisé par l’exclusion du marché du travail ( ).

¤ Le « Marché paysan » a également une utilité politique. La volonté de ses participants n’est pas de prendre le pouvoir commercial sur la ville, mais de jouer la carte de la diversité. Il s’agit de développer une réflexion autour du mieux consommer ensemble, dans une démarche citoyenne. Même si le groupe de producteurs refuse de se positionner ouvertement dans le débat politique institutionnel, il valorise sans dogmatisme une réflexion sur l’organisation de la consommation du territoire. Il éclaire d’un autre regard les problèmes qui peuvent se poser aux consomm’acteurs et enrichit la relation production-consomm’action vers la recherche d’une plus grande autonomie.
Par ailleurs, chaque producteur fait valoir le produit de l’autre pour participer à l’intérêt général. Ici, pour une fois, la somme des intérêts individuels procure l’intérêt général, car chacun se place dans une logique collective qui transcende l’individu…

Une pratique relevant de l’économie solidaire ?

Les structures telles que le « Marché paysan » ( ) ont créé une dynamique pour chercher à satisfaire des besoins marginalisés par la synergie État-Marché ( ) pour cause d’insolvabilité de la demande ou par enclavement des marchés locaux. Leur fonction centrale est de réenchâsser l’économique dans la question sociale et de la mettre au service de la population.

Ce genre de pratiques productives est née récemment, dans la mouvance des années 1970, lorsque le chômage et l’exclusion ont entraîné de plus en plus de laissés pour compte. Dans cette dynamique, les porteurs de projet sont impliqués et participent pleinement (sans niveaux hiérarchiques) à la réussite de l’expérience. Le local, le territoire, est un élément majeur de leur politique. Dans le cadre du développement local cette auto-organisation fait place à une forme de démocratie productive et décisionnelle si rare dans les structures de l’économie marchande ( ).

L’hybridation de la logique productive, comme Jean-Louis Laville l’a montré ( ), combine à la fois les logiques marchande, non-marchande et réciprocitaire. Pour les entreprises de l’économie solidaire, le marché est une constante qu’il convient d’utiliser, mais sans passer par ses finalités. Les producteurs du « Marché paysan » se situent très clairement dans la logique marchande ( ). Mais la réalité non-marchande, les institutions locales et surtout la cohésion du groupe sont déterminantes : « on forme une équipe avec une solidarité, un respect qui nous permet de relever tous les défis ». Cette économie est réciprocitaire et s’appuie sur le triptyque don, contre-don, relation sociale ( ). Sur le territoire concerné, l’entraide, la solidarité s’imposent, comme le montre bien la mise en place de la « Mutuelle coup dur » inscrite dans le règlement intérieur du « Marché paysan » ( ).

Au-delà de la participation à l’économie solidaire, on peut s’interroger sur le paradigme plus englobant auquel appartient cette expérience commerciale. Il apparaît alors que ses acteurs échappent à la logique de la modernité, pour quatre raisons principales. D’abord, la division du travail, centrale dans la modernité, est le plus souvent absente de ces structures. Ensuite, ces producteurs, êtres hybrides entre production, commercialisation et citoyenneté, tournent le dos à l’idéal-type de la modernité : l’homo economicus. C’est à dire cet individu rationnel qui opère des choix pour optimiser les fonctions de production et de consommation. Troisièmement, ils privilégient le « mieux par rapport au plus », ce qui est déterminant, c’est de pouvoir trouver dignité sur son lieu de vie.
Enfin, au « Marché paysan », le service n’est plus uniquement un moyen pour atteindre la rentabilité, il est une fin en soi. Se déplacer du « bien » vers le « lien » n’est-ce pas le signe d’une attitude critique de la modernité ?
L’émergence d’un consomm’acteur et le développement des épiceries de producteurs accélérés par les crises du système productiviste constitueraient-ils le creuset d’un laboratoire de l’après modernité ?

Florence Rodhain et Claude Llena