Territoires de la décroissance
lundi 29 mars 2010, par
Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que la « Crise » en
cours est anthropologique en ce qu’elle met en danger la vie même de
notre espèce. Cette « Crise » est le résultat d’un usage insoutenable du
monde. Elle a toutefois le mérite, si l’on peut dire, de rappeler des évidences
oubliées que l’objection de croissance incite à revivifier. Ce dossier
est consacré à l’une d’entre elles : l’homme est un animal territorial,
et l’espèce humaine, à la fois nomade et sédentaire, vit sur la Terre et
pas ailleurs. Ses membres ont fini par occuper tous les espaces possibles,
y compris les plus inhospitaliers. Mais, en même temps, les
hommes semblent obéir à un étrange « tropisme d’agglutination »
comme si le phénomène urbain était la dernière figure possible du phénomène
humain. Les conséquences écologiques, politiques et sociales
de cette pathologie évolutive, jointe aux effets désastreux d’un capitalisme
de casino sont maintenant flagrantes et intolérables en tous lieux.
Ainsi se pose la relation entre décroissance et territoires.
« La carte n’est pas le territoire » : cette mémorable affirmation du
comte Alfred Habdank Skarbeck Korzybski [1] rejoint, dans le registre
mettant en cause les fondements de la logique d’Aristote, la non moins
fameuse phrase de René Magritte : « Ceci n’est pas une pipe », écrite
très soigneusement sous l’image peinte d’une pipe… Dans le même
registre invitant à la libération de nos cortex asservis, la librairie Écodif [2]
propose, depuis quelques années, un planisphère qui inverse le
Nord et le Sud et sur lequel les territoires habités sont désignés par le
nom des peuples et non par celui des États. Il en découle une immédiate
et surprenante mise en question des a priori de nos représentations
du monde… Le rapprochement de ces trois références n’a d’autre
fonction, ici, que de rappeler que « la décroissance » est autre chose
que l’image mentale que l’on s’en fait. Ou, plus exactement, que les
partisans ou les adversaires de l’objection de croissance s’en font des
représentations différentes, liées bien davantage à leurs conditionnements
socioculturels qu’à l’observation des phénomènes qui les concernent
pourtant directement dans les territoires réels et imaginaires de
leur vie quotidienne.
Dans le paysage dévasté des concepts à la mode, il faut bien constater
que l’air du temps paraît favorable à l’objection de croissance
comme le paratonnerre attire la foudre. Car, il s’agit bien, en fin de
compte, de retrouver concrètement, politiquement et poétiquement,
une prise à la terre, non foudroyante de préférence. Il est donc de première
nécessité de renouer avec un usage du monde qui inspire et
accompagne des actions de résistances et de créations, en situation, face
aux résurgences totalitaires toujours possibles dès lors que,
s’accoutumant à tolérer l’intolérable, la conscience et le souci du monde
défaillent.
Les diverses contributions rassemblées ici dessinent par elles-mêmes
un paysage réflexif d’une coloration d’autant plus singulière qu’elle ne
fut pas préméditée. Faut-il y voir une victoire de l’aléatoire et
l’incertain sur l’intentionnel et le calcul ? Ou faut-il seulement y déceler
l’inévitable trace de mélancolie inhérente à notre condition humaine
quand, sous les effets d’une perception sensible et conséquente du réel,
elle convient de renoncer aux attraits sans avenir de la domination pour
embrasser ceux du partage et des incertitudes infinies ?…