L’infini saturé contre la décroissance
lundi 8 novembre 2021, par
Il ne suffit jamais de se dire « puisque notre cause est juste, elle triomphera ». À supposer qu’il y ait bien des conditions de validité des causes, des valeurs, des concepts ou des idées, il existe parallèlement des conditions de « visibilité » pour ces mêmes objets, conditions qui n’ont rien à voir avec leurs contenus, mais dont dépend leur réception aujourd’hui. Ainsi en est-il des concepts aussi puissants que progrès, science, technique, développement, mais encore patrie, nation, république, démocratie, auxquels nous pouvons et devons ajouter « la décroissance » comprise comme une valeur. Ignorer ces conditions de visibilité peut conduire à l’échec qui revient, pour une cause, à ne point exister ou à demeurer confidentielle. Quid de cette visibilité ? Qui la produit ? Qui la manipule ? C’est à ces questions ouvertes que nous entendons apporter une contribution.
Décroître et « dé-croire »
Décroître est un objet neuf. Un objet mental, un concept disent les modernes. Nous pouvons, faire remonter cette notion à Georgescu-Roegen et aux années soixante-dix [1], mais guère plus, ce qui est fort récent pour une idée, alors que certaines nous séduisent encore depuis deux mille ans. Dès qu’une idée neuve et vierge apparaît au marché des idées, tout le monde en veut sa part et la voilà tiraillée à hue et à dia, tripotée par des mains pas toujours particulièrement innocentes. Toujours, l’enfance d’une idée sera fragile. Il faut s’y faire et admettre que seul son âge, son histoire, lui sera peut-être une protection suffisante, et encore... Il faut y ajouter sa beauté et sa bonté ! Nul mieux que le graveur Frans Masereel n’a rendu cette fragilité dans une suite – sans parole – de quatre-vingt-trois bois gravés intitulée Idée, sa naissance, sa vie, sa mort [2]. Idée y est une belle jeune femme, hélas on sait qu’en la circonstance, beauté et âge sont des qualités réputées incompatibles, sauf aux yeux de quelques sages...
Paul Ariès, dans la première livraison d’Entropia, a donné un bon inventaire des tiraillements auxquels nous faisons allusion, et posé une terrible question : Comment rendre enfin la décroissance désirable démocratiquement [3] ? C’est bien de cela dont il s’agit : au marché des idées comment rendre enfin la décroissance désirable démocratiquement ? C’est à dessein que nous introduisons l’horrible mot « marché », car hélas, il s’agit bien à présent d’un marché, nous le verrons : la concurrence est rude où tout s’achète et se vend, surtout les mots et les idées qu’ils recouvrent. C’est en effet un combat furieux qui se livre et se livrera autour de la décroissance ; il nous faut y aller avec de bonnes armes, et plus encore, posséder la meilleure connaissance possible du terrain sur lequel il se livre.
Avant toute chose, nous proposons de préférer le mot « valeur » au mot « idée » pour parler de décroissance.
Valeurs symboliques
Convenons donc que la décroissance est une valeur et, pour l’éloigner définitivement de toute référence triviale, une valeur symbolique ; en tout cas, nous entendons bien la porter si haut parmi ses sœurs, et lui donner toute la force symbolique qu’elle mérite à nos yeux. Mais qui sont ses sœurs, me direz-vous ? La démocratie par exemple, puisque le mot fut prononcé ; voilà une valeur éminemment symbolique, plus que bimillénaire et toujours aussi séduisante (il reste encore parmi nous, espérons-le, quelques sages capables de la courtiser malgré son grand âge). La démocratie n’est pas la seule valeur symbolique, bien sûr, il en est d’autres, il en est même d’autres qui nous sont devenues insupportables et sont des ennemies du genre humain pensonsnous. Contre celles-là nous entendons nous battre, c’est le cas de la croissance, autre valeur symbolique à qui nous opposons la décroissance.
Croire et savoir
Mais pourquoi décroître ? Parce que nous avons crû et cru ; crû exagérément et cru aveuglément en la croissance. (Formidable télescopage de la langue française et ses insondables hasards... un accent circonflexe fera la différence et le désespoir de tout traducteur). Pour autant, il ne s’agit pas d’un jeu de mots gratuit, croire et croître ont à voir ensemble. La croissance, au sens économique, parvenue au stade où nous la connaissons, fut poussée par de si puissants moteurs – progrès, science, technique – qu’ils ne peuvent qu’être alimentés par une formidable énergie, une énergie magique, transcendante et dépassant largement toute technologie, science et progrès, une énergie infiniment renouvelable et propre à l’homme : la croyance. Mais de croire ou croître, où fut le mal ? Autrement dit, des deux, où est la cause et où est l’effet ? Croître exagérément nous semble l’effet, croire aveuglément nous paraît la cause, l’inverse s’emboîterait mal à placer l’aval avant l’amont. Simple logique et simple chronologie : l’homme a d’abord cru avant de croître. Cependant affirmer que croire est un mal serait excessif, admettons que pour un penchant humain, c’est une conduite à risque qui devient véritable danger s’il y a aveuglement.
À quel autre penchant humain pourrions-nous faire appel et qui s’opposerait au croire, ou bien encore, qui lui conserverait des proportions acceptables ? Nous ne voyons que « savoir ». Voilà qui pose et suppose une négociation nécessaire entre croire et savoir. Négociation est ici un euphémisme commode pour désigner tout ce qui se situe entre ces deux pôles : collaborer ou s’opposer, être avec ou bien être contre. Dans ce dernier cas, c’est d’un combat qu’il s’agit. Opposer croissance et décroissance est donc bien un combat entre deux valeurs symboliques, comme opposer par exemple monarchie et démocratie, ou socialisme et capitalisme. Inversement, nous souhaitons que soient considérées ensemble ces deux autres valeurs symboliques que sont décroissance et démocratie. Il nous reste à examiner dans le détail comment ces valeurs symboliques se font, se défont, par quels moyens et sur quels lieux agissent-elles ou sont-elles agies ?
Instituer l’institution
Comment s’imposèrent nos valeurs symboliques ? Tout simplement par l’institution, dit Castoriadis : « L’institution première de la société est le fait que la société se crée elle-même comme société et se crée chaque fois en se donnant des institutions animées par des significations imaginaires sociales spécifiques à la société considérée [...] ». « Et cette institution première s’articule et s’instrumente en des institutions secondes [...] que nous pouvons diviser en deux catégories [celles qui sont] transhistoriques (langage, individu, famille), [et celles qui sont] spécifiques à des sociétés données (la polis grecque, ou l’entreprise capitaliste) [4]. » Nous pourrions sans hésiter ajouter, au chapitre de l’entreprise capitaliste, croissance, progrès et développement infinis comme institutions sous-spécifiques, comme valeurs symboliques. Toute société humaine se donne, se crée, institue des valeurs, lesquelles transcendent et dépassent les contingences nécessaires à sa stricte survie matérielle. (Nous considérons là aussi bien les sociétés préhistoriques que celles, dites primitives, que nous n’avons pas encore totalement éradiquées de la surface du globe). Ces valeurs, en cela symboliques, sont une sorte de ciment qui lie les membres d’une société, c’est le vivre-ensemble d’Hannah Arendt [5] ; ces valeurs, différentes d’une société à l’autre – toutes singulières –, sont le produit de cette société, mais encore produisent culturellement les hommes de cette société qui tous y souscrivent fermement. Le terme souscrire est suffisamment vague pour que l’on puisse y placer croire, espérer, savoir, connaître ; en un mot pour ces hommes : souscrire à ces valeurs, c’est être socialement, c’est être humain, c’est même être tout simplement. La puissance de ces valeurs symboliques partagées est telle que s’y soustraire, ou bien encore les méconnaître, équivaut pratiquement à une condamnation à mort et, en tout cas, dans nos sociétés contemporaines, correspond à l’exclusion.
Pouvoir et représentations
Ces valeurs symboliques sont « opératoires » quand, devenues institutions, elles possèdent les vertus, les pouvoirs de nous faire agir, comme l’écrit Pierre Legendre : « L’institution se définit comme l’instance logique rendant possible, à chaque sujet, l’amour du Pouvoir [6]. » Nous touchons bien à l’essence même du pouvoir. Louis Marin exprime parfaitement ce phénomène : « Que dit-on lorsqu’on dit “pouvoir” ? Pouvoir, c’est d’abord être en état d’exercer une action sur quelque chose ou quelqu’un ; non pas agir ou faire, mais en avoir la puissance, avoir cette force de faire ou d’agir [7] ». Dès lors, comment, à partir de ces valeurs symboliques, se cristallise le pouvoir ? « Ce qui donne pouvoir au discours du pouvoir, c’est la puissance propre de l’imagination, dans sa relation avec la coutume en particulier et très précisément l’intériorisation de ce discours de l’arbitraire de la décision des maîtres comme représentation de la croyance obligatoire [8] ». Nous retrouvons ici notre croire et « décroire » pour décroître. Secondement et en découlant, le pouvoir doit s’incarner dans la (ou les) représentation(s) symbolique(s). Il se produit alors un double mouvement sur lequel insiste Marin : « Première relation, l’institution du pouvoir s’approprie la représentation comme sienne [...]. Deuxième relation : la représentation, le dispositif de la représentation produit son pouvoir, il se produit comme pouvoir [9] ». À ceux qui objecteront que nous sommes bien loin de croissance et décroissance, il est aisé de répondre que les valeurs symboliques étant opératoires, elles ont cette puissance de nous faire agir par la croyance intériorisée. Or, qui peut nier que nous avons cru aveuglément en la croissance (science, technique, progrès, développement) et crû dangereusement, et que cela même nous a conduits au bord du gouffre ?
Pour savoir ensuite comment le pouvoir institué s’incarne dans les représentations et se les approprie, comment le dispositif de représentation symbolique devient lui-même pouvoir, il faut aller plus loin. Outre le modus, il faut chercher le locus, le lieu de cette opération. Car, qu’il s’agisse d’institution, qu’il s’agisse d’incarnation ou de représentation, tout cela qui sert le pouvoir, qui est pouvoir, a bien forme et figure, a bien lieu. Si, donc, « le monde est tout ce qui a lieu » comme le propose Wittgenstein [10], quel est donc le lieu ?
Le lieu du pouvoir
Assurément un tel lieu ne peut être que visible de tous, appartenir à tous et à personne en particulier, c’est lui qui montre et est montré, c’est lui qui est sens et fait sens, « qui institue en étant collectivement institué » selon les thèses de Castoriadis. Quel est donc ce lieu qui est le ciment, le vivre-ensemble de toute société et en contient toutes les valeurs symboliques ? Qui emporte la croyance en sorte qu’elle soit intériorisée par tous, et au besoin la fait obligatoire par la force ou par le droit, (nous le verrons) ? Qui porte la matérialité et l’incarnation du pouvoir et ses hiérarchies par des représentations symboliques, lesquelles à leur tour se produisent elles-mêmes comme pouvoir ?
Lieu et légitimité
Ce lieu existe, il a un nom et fut parfaitement institué. Il se nomme l’espace public et c’est bien entre l’Athènes chère à Castoriadis et Rome qu’il fut institué pour la première fois dans le droit écrit. « Toute société institue à la fois son institution et la “légitimation” de celle-ci [11] ». Et, si « instituer, c’est faire advenir à l’univers juridique [12] », nous allons en effet trouver dans le droit l’existence légitime de cet espace public. Selon le droit romain, toutes les choses (res) qui n’était point propriété particulière : res propria, étaient réputées biens sans maître : res nullius [13]. Cette dernière catégorie se subdivise comme suit (nous simplifions [14]) : primo, les res communes – souvent confondues avec les res nullius –, biens sans maître, mais dont on peut user sans abuser, choses et fruits de la nature, air, eau, vent, etc., réputés à l’époque inépuisables. Enfin, secundo, les res publicae, biens sans maître, mais essentiels au bon fonctionnement de la cité, institués, bâtis, établis à l’usage du peuple comme institution, pour son édification et, en principe, placés sous son administration.
Res publicae
Si tel est bien le sens originaire de la res publicae, (notons au passage la fortune de cette locution, qui conduira au mot république), le peuple institué comme pouvoir – comme cratos – est une invention de la cité athénienne : la démocratie, mais ôtez-en le peuple et le pouvoir restera, ce que s’empresseront de faire toutes les formes de pouvoirs qui se succéderont après la démocratie grecque [15]. À l’évidence, c’est la res publicae qui contient ce que nous cherchons. C’est sous cette catégorie du droit que les anciens classaient effectivement les éléments constitutifs de ce que nous nommons l’espace public, soit en clair : le pouvoir. Et ceci inclut forcément l’ensemble des institutions elles-mêmes qui y contribuent, ainsi que tout l’appareil symbolique propre au (x) pouvoir(s), son cérémoniel, ses représentations ritualisées, son dispositif évoqué par Marin. Lieu institué collectivement, l’espace public est bien ce lieu visible de tous, qui appartient à tous et à personne en particulier, qui montre et est montré pour contenir toutes les valeurs symboliques, qui donc est sens et fait sens.
Trois espaces publics
Jusqu’ici, nous avons rappelé les principes et les fondements de l’espace public, et montré combien il est consubstantiel au pouvoir. Il reste à traiter de sa matérialité et des modifications qui, au fil des siècles, l’ont multiplié et étendu à des espaces impensables aux anciens. Nous pouvons découper l’espace public en trois entités distinctes et superposées, qui chacune apparaissent à un moment de notre histoire. Aucune d’entre elles ne vient remplacer l’autre, mais le tout s’amplifie au contraire, ce qui revient à dire qu’à travers les différents états successifs de l’espace public, le pouvoir s’est étendu. L’histoire de l’espace public se décompose donc, selon nous, en trois déploiements successifs : un premier espace public « tangible » auquel se superposeront d’abord un espace public « papier », puis un espace public « écran ».
Nous retiendrons « l’espace public tangible » comme premier état de l’espace public, celui où parviennent les sociétés dès lors qu’elles se sédentarisent en pratiquant l’élevage domestique et l’agriculture, soit le néolithique. Du néolithique jusqu’à l’invention de l’imprimerie, on peut considérer l’espace public comme unique : il est seul et n’est doublé d’aucun autre. Essentiellement traduit et matérialisé en volume, en relief, en dur, nous le nommons espace public tangible ; nous l’avons toujours sous nos yeux, augmenté de ce que les différentes époques historiques, leurs valeurs symboliques et leurs moyens techniques successifs y ont ajouté. Du point de vue de sa substance – de sa traduction physique – cet espace public tangible, dont le monument est l’archétype, illustre et matérialise les valeurs symboliques qui assurent la cohésion de la société considérée, mais aussi les pouvoirs qui y réalisent là leur pleine puissance, que ce soit par la soumission volontaire ou la contrainte, par la croyance intériorisée ou l’étonnement provoqué. Cet espace public tangible se caractérise donc, principalement, par le « monumental ostentatoire ».
Il faut attendre l’arrivée de l’imprimerie et de la gravure (1450) pour voir surgir et se déployer, dans les quelques siècles qui suivirent cette remarquable invention, un second espace public – virtuel, fait de papier couvert de signes –, qui vient doubler le premier de façon suffisamment significative pour entraîner de profonds changements politiques et sociaux. Ce second espace que matérialisent livres et gravures abondamment multipliés est bien un nouvel espace public [16] censé être accessible à tous. Il permet comme le premier, tangible, la mise en commun des valeurs symboliques nouvellement créées ainsi que de leurs représentations. Les conditions à réunir pour que cette transformation s’opère furent d’ordre culturel autant qu’économique. Culturellement, ces changements ne purent trouver un terreau qu’à la condition qu’il soit fertile d’un nombre suffisant d’individualités se dégageant du commun par la puissance de la pensée et le besoin de savoir, d’auteurs et de lecteurs ; en tout cas d’individus pensant et se pensant, ayant en un mot conquis l’autonomos de la raison (comme Castoriadis a pu le dire de l’Athènes démocratique [17]). Enfin, c’est au cours de cette période qu’émerge un véritable pouvoir économique capable de rivaliser puis de supplanter les deux premiers en place – sacrum et imperium. Il se manifeste par l’émergence de la puissance financière et industrielle à travers la bourgeoisie (banque, propriété foncière, manufactures, négoce). Ainsi, l’avènement du pouvoir économique se fit simultanément à ce qu’il est convenu de nommer le pouvoir de l’opinion et de la raison, qui s’était formé en trois siècles, de l’invention de l’imprimerie jusqu’aux révolutions politiques, techniques et économiques de la fin du XVIIIe siècle, en Europe et aux ÉtatsUnis. Ce qui le caractérise sera l’émergence de la bourgeoisie, et plus largement d’une « société civile » porteuse d’une opinion, capable de s’opposer d’abord au pouvoir religieux et politique, puis plus tard au pouvoir économique.
Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que commence à se déployer le dernier-né des espaces publics. Il est issu de l’enchaînement historique et technique de la photographie, du cinéma et de la télévision. C’est l’espace public virtuel « écran », auquel viendront s’adjoindre l’ordinateur, l’Internet et leurs dérivés. Comme pour le second espace public de papier, il est virtuel, mais ici, la puissance économique décuplée sera totalement déterminante quant aux avancées et aux choix techniques réalisés afin que l’espace public écran impose définitivement sa domination sur les deux premiers. À l’instar des deux espaces publics précédents, il en possède les vertus : la mise en commun des valeurs symboliques nouvellement créées ainsi que de leurs représentations établissant le pouvoir. Cet espace public de l’écran est constitué exclusivement d’un flux constant, permanent et mondialement répandu. Ayant réalisé techniquement la synthèse de l’image, du mouvement, de la parole, du son et de la musique, en une seule médiation purement visuelle, c’est l’omniprésence du visuel et sa consommation massive et passive qui le caractérise, ce pour quoi il n’est même plus nécessaire de posséder parfaitement les codes de la lecture (contrairement au précédent), et il s’accommode fort bien d’un certain niveau d’illettrisme.
Durée et visibilité, le renversement
L’espace public est le lieu du pouvoir, il s’y est auto-institué dans le droit, nous l’avons vu ; pour autant, la pleine légitimité du pouvoir ne lui sera acquise que si, d’une part, sa durée dans l’espace public est suffisante, et d’autre part, que dans la mesure où il s’y montre avec évidence, ce que nous traduisons par le monumental et l’ostentatoire. Le monumental sera la constante temps et durée [18]. L’ostentatoire sera la constante visibilité et publicité (au sens de : caractère de ce qui est public) [19]. Ainsi le pouvoir, pour tenir debout, pour avoir une matérialité dans l’espace public, s’appuie sur ces deux piliers que sont la durée (temps) et la visibilité (espace), chacun multipliant les effets de l’autre. Sa légitimité, outre le droit, ne s’institue pleinement que par ces deux voies, or seul l’espace public garantit durée et visibilité. Lorsqu’une valeur symbolique – quelle qu’elle soit – devient ostentatoire dans l’espace public, elle participe du pouvoir : l’homme, pour ces valeurs auxquelles il croit profondément, peut aller jusqu’à sacrifier ou offrir sa vie, ses biens et les siens : honneur, église, démocratie, patrie... Encore, ne citons-nous là que des valeurs historiques et lestées du poids d’une certaine décence morale (proches de la common decency orwellienne [20]), mais, par un renversement extraordinaire, il se trouve que des « valeurs » d’une autre espèce et des plus triviales sont promues à leur tour dans « l’espace public pouvoir » : confort, mode, vitesse, progrès, développement, croissance... Voilà toute la force de ce que nous nommons l’infini saturé, et c’est par lui que s’opère le renversement : si les deux composantes des pouvoirs matérialisés – durée et visibilité –, furent en équilibre relatif dans les espaces publics « tangible » et « papier », pour construire les pouvoirs au travers des institutions, il n’en va pas de même sur le dernier-né des espaces publics, celui de l’écran.
Faire écran
En effet, par la toute-puissance économique et financière, entraînant une maîtrise scientifique et technique encore inconnue, s’opère un renversement de l’essence du pouvoir et, partant, de toute légitimité. Là où, autrefois, il fallait concilier durée et visibilité pour obtenir un quelconque pouvoir au travers des institutions, il suffira désormais à la puissance économique de construire de toutes pièces et rapidement, – c’est-à-dire sans le concours de la durée –, un espace public fait de pure médiation visuelle, pour accéder au pouvoir et faire passer pour légitime ce qui ne l’était pas, c’est-à-dire ses propres valeurs. La durée, comme écoulement, reste inaccessible à toute manipulation, reste impossible à acheter, par contre, l’espace visible est plus vénal. Il suffira donc à la puissance de l’argent de fabriquer ce nouvel espace public que nous nommons « écran », à sa mesure et, dans le même temps, d’acheter, envahir ou corrompre tous les espaces publics déjà là (tangible et papier) pour asseoir définitivement sa légitimité usurpée et devenir pouvoir absolu. Ce renversement est total (et totalitaire) en ce que – outre l’espace écran, son pur produit – se trouvent ainsi corrompus l’espace public premier et tangible, mais également l’espace public papier. Quant à l’espace privé, s’il était autrefois un rempart et peu ou prou un refuge contre les pouvoirs, c’est aujourd’hui se distinguer que de posséder chez soi, en s’endettant, le plus d’écrans et toujours plus grands [21].
L’infini saturé arraisonne l’espace public
L’infini saturé est l’arraisonnement de la totalité des espaces publics par le pouvoir – devenu unique – de l’économie mondialisée ; ce qui confirme au mieux sa parfaite réalisation est l’arraisonnement, dans le même mouvement, de tout espace privé. Comment l’économie est-elle devenue un pouvoir unique ? La raison économique, comme valeur centrale des sociétés occidentales, est un phénomène récent dont l’origine n’a pas plus de cinq siècles. Cette période fut employée à faire converger, principalement sur la vieille Europe colonialiste, les richesses planétaires, comme stock (matières premières, énergies fossiles) et comme flux (force de travail par l’esclavage, le sous-salariat, la prolétarisation). En outre, les richesses ne furent pas seulement employées à être consommées sur-le-champ, mais, par le truchement des sciences et techniques, elles furent utilisées à fabriquer de nouvelles richesses et de nouveaux biens ; plus encore, comme l’avait vu Marx, à produire celui à qui elles étaient destinées : le « sujet » – aujourd’hui le client –, avec comme valeurs centrales le progrès et la technique, ainsi que leurs dérivés plus triviaux : le développement, l’emploi, la consommation, la nouveauté, la mode... La production du client fut la tâche que s’assigna l’espace public écran et sa réalisation achevée est l’infini saturé.
Le pouvoir de l’opinion, né de l’espace public papier, a pu s’opposer (un temps) aux trois autres, religieux, politique, économique. Ces derniers répondirent par de multiples dispositions et manœuvres : interdictions, lois et décrets, de la mise à l’index à la répression armée, en passant par la censure et la corruption. Mais le pouvoir économique, depuis la naissance des banques, des billets à ordre, de la monnaie de papier, du crédit, ne cessera de grandir et de s’imposer au fil des siècles ; se rendant indispensable à tous, il l’emporte finalement sur tous les autres pouvoirs [22] et, plus gravement, sur la raison et le pouvoir d’opinion.
Alors que le premier espace public tangible tenta d’édifier, le second, de papier, se risqua à éduquer ; quant au troisième, par l’écran il parvient à divertir. L’arraisonnement sera réalisé dès lors que les deux premiers espaces publics auront été annexés et se seront soumis au principe du troisième : édifier et éduquer en divertissant. En outre l’espace public écran possède sur les deux autres l’absolue supériorité de pénétrer efficacement l’ensemble des espaces privés sans qu’il soit fait appel au vouloir, mais à la simple passivité, qui plus est divertissante [23]. Nous sommes ainsi spoliés de notre espace privé et de notre espace public – res publica – propriété commune, fondement de la République, qui véhiculait une grande diversité de valeurs, de croyances et de savoirs, s’opposant les uns les autres, au profit d’un espace public dont les trois formes sont désormais arraisonnées par l’unique pouvoir économique, nous imposant les seules valeurs, croyances et savoirs qui lui sont favorables.
Arraisonnement et ravissement
C’est là, proprement, le « ravissement », le rapt du savoir et du croire, des consciences et du désir dans un heureux, perpétuel et factice enchantement [24]. S’exposer au pouvoir, se manifestant sur l’espace public tangible et premier, demandait un effort de participation. Il fallait quitter son espace privé pour s’y soumettre. L’espace virtuel papier impliquait un discernement et des choix individuels. Il fallait être en possession de codes comme la lecture, ainsi qu’une capacité plus ou moins complexe de raisonner. Inversement, l’infini saturé ne demande ni effort, ni participation active, ni discernement, ni raisonnement. S’il exige de nous un effort, c’est celui qu’il faut déployer pour lui échapper. Selon Serge Latouche, il ne reste plus que « la possibilité d’entrer en dissidence [25] ». Mais comment entrer en dissidence alors que le ravissement est double : une première fois, parce qu’il a capté toutes les valeurs ; une seconde fois, en ce qu’il nous captive par la séduction et l’apparente innocence du divertissement ?
Dissidence
L’espace public, s’il n’est pas une cause première au sens des philosophes, l’est sur le terrain des valeurs qui déterminent nos comportements collectifs. Son arraisonnement nous permet d’expliquer – non d’excuser – bon nombre d’aveuglements, illusions et aberrations touchant à nos sociétés égarées. Sous ses trois formes, il est celui qui montre, qui enseigne à tous et qui enseigne à celui qui enseigne. En effet, il est bien peu de choses que nous sachions, auxquelles nous croyons, que nous enseignons, qui ne viennent pas de lui, y compris celles que nous pensons nôtres et issues de l’espace privé. C’est à des questions telles que : « pourquoi nous est-il impossible de changer de cap ? », « pourquoi ne maîtrisons-nous pas la technique ? » (ou le progrès, le développement, la croissance), ou bien : « Comment savons-nous ce que nous savons ? », (ou croyons-nous ce que nous croyons), que répond la notion d’infini saturé. C’est l’infini saturé Grand Professeur, infini parce rien ne peut entraver le développement ni borner les limites du virtuel ; saturé, pour être une sorte de bouteille molle qui n’est emplie que de ce que l’économie marchande y met et Grand Professeur, parce que sous son règne, le pouvoir économique, ayant arraisonné tous les espaces publics, devient le maître de la visibilité, de l’ostentatoire, de la publicité, le maître du croire et du savoir, mais encore du désir. Où que nos yeux se posent, quoi que nos oreilles entendent et nos mains saisissent, c’est lui qui impose les valeurs – ses valeurs –, au détriment de toutes les autres. Quid, en ce cas, de la « visibilité » dès lors qu’acquérir une visibilité sur l’espace public au siècle de l’infini saturé ne sera possible qu’à la condition que nous puissions nous hausser à la puissance de ses nouveaux producteurs ? Y parviendrions-nous, que nous n’aurions fait que nous soumettre aux règles que ces nouveaux producteurs ont édictées.
La question de Paul Ariès et de Michel Dias nous parut juste : « Comment rendre la décroissance désirable démocratiquement ? », mais elle est aussi terrible parce que triple. Il nous faut en effet résoudre cette formidable contradiction qu’est la nécessité de faire exister ces trois valeurs : décroissance, désir, démocratie sur l’espace public dont on sait l’arraisonnement à l’économisme, qui en a déjà bafoué deux : le désir (résorbé dans la pacotille marchande) et la démocratie (dissoute dans la « télécratie » [26]). Quant à la société de décroissance, comprise en tant qu’alternative à la société de croissance, elle s’oppose frontalement à l’infini saturé. C’est pourtant la décroissance qui me paraît être en meilleure posture que le désir et la démocratie. En effet, la décroissance dans nos pays occidentaux, me semble, à l’examen de la fausseté des chiffres de l’idéologie économique triomphante, déjà bien engagée, ne serait-ce que par la stagnation réelle qui en est la prémisse. Finitude du monde, épuisement des ressources, irréversibilité et entropie feront le reste. Mais nous avons à la rendre désirable, et surtout démocratiquement, afin de conjurer le danger de « force pure » qu’évoquait Canetti : « Quand le pouvoir prend son temps, il devient puissance. Mais au moment de crise, qui finit toujours par arriver, à l’instant irrévocable de la décision, il redevient pouvoir, force pure [27]. »
Nous avons cherché à dessiner la carte en ce début de XXIe siècle et une bonne carte reste en elle-même un espoir. Nous n’avons certes pas cherché à désespérer, pas plus qu’à faire espérer. Notre intention était de désigner clairement l’adversaire, non point de le dire invincible. Mais il est certain qu’ignorer ou encore sous-estimer la puissance de l’infini saturé conduirait à l’échec. Nous savons maintenant que ce n’est pas parce que notre cause est juste qu’elle triomphera.
Que faire à présent ? peuvent demander ceux qui ont accordé à cette carte une certaine validité. S’ils ont en main ces quelques feuillets, ils devraient se rassurer : une étroite parcelle d’espace public existe toujours, celle que nous avons nommée « espace public papier » qui permet encore le débat d’idées. Des interstices existent encore sur l’infini saturé. À nous de les occuper, de les multiplier, de recréer un espace public véritable – res publica – libre et non affermé, garantissant, seul, la possible circulation de tous les savoirs et leur partage.
Individuellement, il reste à chacun de « dé-croire » pour décroître. Cette formule n’était pas un simple jeu de mots liminaire. Pour commenter Jean-Pierre Dupuy qui affirme que « nous ne croyons pas ce que nous savons [28] », tâchons non seulement de croire ce que nous savons, mais encore de savoir ce que nous croyons. C’est le préalable à toute action à la mesure des enjeux de notre temps.
Collectivement, efforçons-nous de recréer, là où nous sommes, les conditions de l’autonomos cher à Castoriadis, « les hommes assemblés se donnant à eux-mêmes leurs propres lois... », et « sachant qu’ils le font », ajoutait-il. Efforçons-nous de recréer les conditions de « l’assemblée des hommes », ce sont aussi celles du vivre-ensemble. C’est à cette règle que je me plierai. Aussi ne soyez pas surpris de ne point trouver ici de « solutions ». Elles ne peuvent venir d’un seul, mais de plusieurs, ensemble.
[1] Jacques Grinevald nous en donne une bonne approche dans le n° 1 d’Entropia, Parangon/Vs, 2006 pp. 185-188. Voir également « Historique du mot [décroissance] » dans Les Cahiers de l’IEESDS, n° 1 décembre 2006, supplément à La Décroissance n° 35, (article non signé).
[2] Frans Masereel : Idée, sa vie, sa mort, Paris Ollendorff, 1920.
[3] Op. cit. p. 167, formule presque identique à celle de Michel Dias (même ouvrage, p. 61).
[4] Cornélius Castoriadis, Figures du pensable. Les Carrefours du labyrinthe – VI. Seuil, 1999, pp.124-sq.
[5] Il n’est pas exclu que ce concept soit plus ancien et que l’on puisse, selon les traducteurs, l’attribuer à Aristote.
[6] Pierre Legendre, L’amour du censeur, Seuil, 1974, p. 74.
[7] Louis Marin, Le portrait du roi, Minuit, 1981, p. 11.
[8] Ibid. p. 46.
[9] Ibid. p. 9.
[10] Ludwig Wittgenstein, proposition 1 (sur 7), in Tractatus logico-philosophicus, trad. de Gilles-Gaston Granger, Gallimard, 1993, p. 33.
[11] C. Castoriadis, op. cit. p. 67.
[12] Martine Rémond-Gouilloud, in L’homme, la nature et le droit (collectif), Bourgois, 1988, p. 203.
[13] La catégorie des biens sans maître se subdivisait à son tour en deux autres : les res nullius sous juridiction humaine et celles sous juridiction divine. Nous ne nous permettrons point de nous mêler de ce qui appartient aux dieux, par contre les res nullius sous juridiction humaine méritent toute notre attention, puisque ces catégories du droit romain régissent encore, avec force distorsions, nos lois et nos décrets nationaux et internationaux particulièrement pour ce qui concerne l’environnement, (cf. L’homme la nature et le droit, op. cit.)
[14] Voir sur ces questions Paul Frédéric Girard, Manuel élémentaire de droit romain, Paris Rousseau, 1918.
[15] Ce qui fera dire à Moses I. Finley à propos de l’Empire romain « La politique cessa d’être un instrument utile pour le peuple et il s’avéra que la solution ultime était la fin, non seulement de la participation du peuple à la politique, mais de la politique elle-même », in L’invention de la politique, Flammarion, 1985, p. 176.
[16] Nous renvoyons sur ce sujet au livre magistral de Jürgen Habermas, L’espace public, Payot, 1993.
[17] Cornélius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, 6 vol, Seuil, 1978-1999.
[18] Aloïs Riegl : « Par monument, au sens le plus ancien et véritablement originel du terme, on entend une œuvre créée de la main de l’homme et édifiée dans le but précis de conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir de telle action ou telle destinée », Le culte moderne des monuments [1903], Seuil, 1984, p. 35.
[19] Carl Schmitt : « La lutte pour la représentation est toujours une lutte pour le pouvoir politique », or, « il n’y a de représentation que s’il y a publicité » in Verfassungslehre, Berlin, 1957, 3°éd. p. 212, [cité par Julien Freund in « L’essence du politique », Paris, Sirey, 1965, pp. 331-329], ce que dit semblablement Louis Marin « D’un côté, la représentation met la force en signes [...], signes de la force qui n’ont besoin que d’être vus pour que la force soit crue », in Le portrait du roi, Minuit, 1981, p. 11. [C’est l’auteur qui souligne].
[20] Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Climats, 2000.
[21] Jean-Paul Besset : « La publicité prend aussi d’assaut l’univers privé, la boîte aux lettres, les messageries électroniques, les téléphones, les jeux vidéo, les radios de salle de bains », Comment ne plus être progressiste..., Fayard, 2005, p. 251.
[22] Ce point de bascule, Karl Polanyi le place autour de 1780 : « Le changement d’atmosphère, entre Adam Smith et Townsend, est vraiment frappant. Avec le premier se clôt une époque qui s’était ouverte avec les inventeurs de l’État, Thomas More et Machiavel, Luther et Calvin ; le second appartient à ce XIXe siècle au cours duquel Ricardo et Hegel ont découvert, à partir de points de vue opposés, l’existence d’une société qui n’est pas soumise aux lois de l’État, mais qui, au contraire soumet l’État à ses propres lois », La grande transformation, Gallimard, [1983], 2003 p. 155.
[23] Cf. Jean-Paul Besset, op. cit. p. 250.
[24] Pour nous mettre en accord avec Max Weber [1864-1920] et son « désenchantement », nous devrions évoquer ici un ré-enchantement...
[25] Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Fayard, 2006, p. 209 et 276.
[26] Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006, à qui nous empruntons ce néologisme (et que cela) ; B.S. par ailleurs chantre dévoué à ce capitalisme cognitif et immatériel qui a toujours quelque chose à vendre, que Serge Latouche aurait pu aisément ranger au côté de Jacques Attali dans Le pari de la décroissance, Fayard, 2006, p. 47.
[27] Élias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, 1966, p. 299.
[28] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Point-Essai, 2002, p. 142.