LIP Les effets formateurs d’une lutte collective
samedi 23 octobre 2021, par
Charles Piaget, militant syndicaliste, aura été une figure emblématique du mouvement autogestionnaire français à travers le conflit social chez LIP dans les années soixante-dix.
Ce texte est un témoignage au jour le jour de la lutte des ouvriers de LIP, qui, d’avril 1973 à mars 1974, fit la une de maintes gazettes. Ce « journal » est l’œuvre d’un collectif animé par Charles Piaget qui nous l’a confiée pour publication. Nous avons choisi de n’y apporter aucune modification formelle tant il représente un chapitre clé de la mémoire ouvrière en France, au siècle dernier. (Ndlr)
Pour « les Lips », c’est une histoire extraordinaire, l’histoire d’une lutte qui a été pour eux un formidable changement, une formation permanente de plus d’un an. Et quelle formation ! Certes toutes les luttes ouvrières sont formatrices. Mais quand celle-ci dure dix mois, qu’elle se prolonge, pour « l’application de l’accord », dix mois encore, pendant lesquels des actions de formation sont mises en place (plus de 600 travailleurs y participeront), on a déjà une idée de ce qui a pu être acquis.
Mais il faut se rappeler que cette lutte a été très « participative », pas ses mots d’ordre. Elle s’est heurtée non seulement au patron de LIP, mais au patronat tout entier, à l’administration, à la justice, à la police, au gouvernement. Cette lutte a mis en avant des revendications qui mettent en cause le système économique actuel, qui ont mis en cause bien des tabous de notre société industrielle.
Les acteurs de cette lutte étaient des travailleurs « moyens », c’està-dire un peu syndicalisés, pas du tout politisés (pour la grande masse), de toute façon très marqués par les idées dominantes de la société bourgeoise dans presque tous les domaines.
On comprend mieux alors combien, à chaque heurt, à chaque frottement avec les rouages de cette société, des pans entiers de leur façon de voir vacillaient. Toutes les idées intériorisées étaient bouleversées. Tout arrivait très vite et de tous les côtés : interrogation sur l’information diffusée par les organes d’information, presse-téléradio ; à quoi sert un député ? ; est-ce possible qu’un préfet nous raconte des histoires, tienne des propos aussi peu consistants ? Et surtout, très vite, découverte qu’il n’y a rien dans l’arsenal des lois, rien du côté de l’Administration publique, aucun arbitrage sérieux. On est seul, face à tout ; on ne peut compter que sur soi, sur la force collective. Il faut participer. À partir de là, l’autoformation s’accélère. Alors l’école de formation qu’est la lutte ouvrière marque profondément chacun de nous, éclate de tous côtés.
— J’en ai plus appris en dix mois que pendant ces dix dernières années.
— Maintenant, ce ne sera plus comme avant pour moi. Je sais beaucoup de choses, je me suis affirmé, je suis plus sûr de moi.
— Je n’avais jamais cru, avant, les réalités découvertes pendant cette lutte. Je ne voyais pas les choses comme cela. J’étais aveugle, je ne le suis plus.
— Je sais que la solidarité existe maintenant, la solidarité des travailleurs, quelle chose émouvante ! On peut faire beaucoup ensemble.
— J’ai connu des tas de gens qui m’ont beaucoup appris simplement, clairement, dans mon langage.
— Quand j’entends autour de moi, dans la famille où ailleurs, des propos simplistes, des idées toutes faites, je me dis : Tiens, j’étais comme cela avant. Mais maintenant, même si je ne sais pas tout, loin s’en faut, j’ai des points de repère qui m’aident à réfléchir, à raisonner.
Qu’avons-nous donc appris ensemble pendant ces longs mois de lutte ? Qu’est-ce que cette lutte collective a apporté à chacun de nous ? On peut en faire un inventaire que voici.
L’organisation de la lutte : école de démocratie, moyen de formation
L’assemblée générale
Nous avons vite compris l’importance du collectif, l’importance de se retrouver tous ensemble et de s’informer, de s’expliquer, d’apprendre les uns des autres, de réfléchir, d’analyser et de décider.
Quelques chiffres :
Dès le 17 avril 1973, les informations commencent dans les ateliers, les gens se regroupent pour écouter. Au début, une information par jour, puis deux. Plusieurs fois des A.G. sont organisées pour tout le personnel ; et, à partir du 10 juin, il y aura une A.G. tous les jours (cinq fois par semaine) jusqu’à « la réouverture de l’usine » le 11 mars 1974 (parfois deux par jour). Ce qui fait près de 200 assemblées générales au cours de ce conflit.
La participation. Sur 1150 employés à LIP-Palente, (les cadres et représentants n’y venant pas, cela représente en fait 1 050 personnes) la participation a été de plus de 800 travailleurs jusqu’en octobre 1973 ; puis de 650 à 750 personnes ; et les dernières rassemblaient encore plus de 500 personnes de LIP.
Les A.G. se tenaient au restaurant d’entreprise. Pendant les mois de juillet et d’août (époque où les congés se prennent par roulement) nous avons pu disposer l’A.G. en cercle, soit au restaurant, soit sur les pelouses de l’usine. Mais quand tout le personnel était présent, il était nécessaire de disposer d’une salle sonorisée, et d’improviser une sorte de tribune. Plus tard, après l’occupation de l’usine par la police, les A.G. se tenaient dans un cinéma, et cela leur fera perdre une part de leur valeur pédagogique. Ceux qui parlaient se tenaient sur une estrade qui provoquait une certaine coupure. Nous sommes descendus de l’estrade pour nous mettre au niveau des travailleurs. Cela s’est amélioré, mais jamais nous n’avons retrouvé « l’ambiance pédagogique » des A.G. en cercle.
Les prises de parole. Normalement, l’ordre était le suivant : a) les informations diverses (ce qu’on avait appris depuis la veille) ; b) les déplacements : ceux qui rentraient faisaient un compte-rendu ; c) les « visiteurs » : ceux de « l’extérieur » qui avaient quelque chose à signaler ; d) la réflexion pour les jours à venir et les propositions d’action. Il faut reconnaître que la tribune ne se renouvelait pas beaucoup. Les prises de parole étaient cependant nombreuses venant de la salle, directement ou par l’intermédiaire d’un micro. Le micro baladeur a été demandé de nombreuses fois (il était quelquefois en panne), les intervenants rappelant qu’il fallait un micro pour être à égalité.
L’A.G. a été vraiment le lieu de formation permanente, une heure et demie tous les jours, avec les discussions par groupes naturels avant et après 1’A.G. C’était l’endroit par excellence où chaque travailleur venait confier ses espoirs, ses interrogations, ses craintes, venait chercher l’information, le réconfort, de nouvelles raisons de croire à la victoire finale. La plupart des travailleurs « assistaient » passivement, mais même cette assistance passive leur faisait découvrir mille choses, et facilitait leur rôle dans les commissions, dans des déplacements, ou plus simplement pour expliquer autour d’eux, dans leur famille, le sens de leur lutte, leurs raisons de lutter.
Nous avions expérimenté depuis 1968 les assemblées générales. Nous savions que pour libérer la parole, il fallait : du temps, la conscience qu’on n’avait rien à craindre ou plus rien à perdre, l’assurance que ce qui est dit ne l’est pas pour rien, qu’on est écouté, que ce qu’on dit sert à quelque chose.
Nous avions remarqué que pendant ces A.G. se reproduisait le système hiérarchique de l’usine : ceux qui savent, qui parlent, qui dirigent, ceux qui écoutent, qui suivent.
Par exemple, pour ce qui est du temps nécessaire, nous avions noté que les gens ne se dégèlent pas en une heure ou deux. Il y faut plus de temps. D’autre part, c’est difficile de prendre la parole devant autant de monde. Aussi, nous avions utilisé, avant le conflit, la procédure suivante : 1) Il y avait un exposé qui appelait à la réflexion et à des propositions ; 2) Arrêt de l’A.G. pour une discussion libre. Tous les délégués et militants se dispersaient dans les groupes naturels qui se formaient, par ex. : les fraiseurs, l’habillage horlogerie, les décolleteurs, etc. Là les langues se déliaient : entre dix personnes qui se connaissent, on n’a pas peur de parler ; 3) Trois quarts d’heures après, les militants se rassemblent, et font le point en dix minutes sur ce qui émane des différents groupes ; 4) Reprise de l’A.G. : on précise les réflexions dominantes. Si l’une d’entre elles domine nettement, on le signale et on la met aux voix. Si c’est plus difficile, on fait un exposé et un vote sur les deux dominantes.
En 1970, c’est au cours d’une réflexion de groupe qu’une solution difficile est trouvée au problème de la lutte. Nous étions en lutte pour les salaires (bloqués depuis près de neuf mois), et à trois semaines des congés. Il fallait un rapport de force maximum, et pourtant nous avions proposé de laisser la « liberté du travail » à ceux qui ne nous avaient pas rejoints. Deux groupes proposent le blocage de l’expédition, de mettre un système de douane en place qui laisse travailler, mais permet de garder la production sur place. Les propositions sont déjà bien charpentées. Elles feront l’unanimité (c’était une forme de lutte inconnue à l’époque). Huit jours après nous avions satisfaction.
Lors des votes, il n’y avait jamais de séparation : d’un côté les pour, de l’autre les contre. Cette pratique de la division est désastreuse. Nous avions fini par comprendre qu’il fallait éviter les votes, mais plutôt reprendre longuement les arguments des uns et des autres pour arriver à une proposition unitaire et à un vote massif.
Nous savons désormais qu’il faut une longue pratique pour construire un collectif démocratique. Cela ne vient pas comme cela : a) il y a nécessité de la tolérance. Par exemple, lorsqu’une intervention est « à côté », tombe « à plat », voire maladroite, il est nécessaire de reprendre ce qu’elle a de positif malgré tout, et d’essayer de mettre en questions ce qui ne va pas, pour que d’autres apportent des réflexions qui éclairent la personne. b) Les travailleurs ne prennent pas facilement la parole devant une assistance nombreuse. Il faut trouver des « trucs ». Par exemple, raconter un déplacement est plus facile que de faire une analyse, surtout si on vient à plusieurs au micro. c) Mais il faut savoir que si les A.G. sont nécessaires pour, physiquement, se retrouver nombreux, sentir le « courant » collectif, être le creuset des informations, elles ne peuvent suffire à la démocratie. Il y a lieu de multiplier les organes plus petits où l’on s’exprime davantage, plus naturellement, et où ces réflexions sont saisies et remontent à la coordination de la lutte.
C’est le rôle des commissions.
Le collectif et l’individuel
Le collectif : croire au collectif, c’est toute une aventure, une lutte entre « l’individuel » qui est en chacun de nous et le collectif, réalité plus ou moins vivante. Toute cette société nous pousse à l’individualisme, à l’esprit de compétition appris à l’école. Toutes les « affaires » sont personnelles, depuis les jouets jusqu’au salaire qui est individualisé à l’extrême. Toute la société relève d’un mode culturel qui valorise l’individu, le héros. On ne parle pas de groupe, de collectif, autrement que pour en comparer la grisaille et l’uniformité au prestige et à l’originalité du héros.
C’est avec ce bagage dans la tête que les travailleurs sont confrontés à un fait déroutant : individuellement on peut se débrouiller plutôt mal que bien, mais pour les petits événements de la vie quotidienne seulement. Le licenciement collectif, la fermeture d’entreprises, déconcertent très fortement. On en arrive très vite à l’idée diffuse que se débrouiller seul, ce n’est pas facile, ce n’est pas sûr. Mais ce n’est pas pour autant que le travailleur va croire facilement au « collectif ». C’est trop nouveau, c’est trop contraire à toute une conception qu’il a intériorisée : « la solidarité, çà n’existe pas ; il y a toujours des lâcheurs » ; « les ouvriers sont trop bêtes », etc.
Si bien que l’histoire de la lutte, de sa solidité, sera également l’histoire interne de chaque travailleur tiraillé entre d’une part croire au collectif, et d’autre part se débrouiller seul. En fait jamais un travailleur ne choisit complètement le collectif. Il a toujours une oreille du côté du collectif, et l’autre du côté de l’individuel.
Nous avons essayé de traduire cela ainsi : a) au début, le travailleur se refuse à croire les mauvaises nouvelles. Il se dit que c’est peut-être exagéré : « Cette entreprise, je l’ai toujours vue fonctionner. Alors ? » b) Puis, lorsque cela se précise, il se dit : « Oui, mais moi je travaille bien. Je suis là depuis longtemps, je suis sérieux. S’il y a des licenciés, ce ne sera pas moi ». c) Enfin, avec des faits, des informations chiffrées, il commence à douter et tend une oreille aux explications que donnent les militants. Il regarde, il écoute. Est-ce sérieux ? Peut-on vraiment se défendre ensemble ? Pot de terre contre pot de fer ? Il regarde aussi du côté de ses relations familiales. « Si cela va mal, le cousin Léon devrait me trouver quelque chose. Oui, mais ma place est intéressante ici. J’ai tel avantage... » Et il regarde de nouveau du côté du collectif, et ainsi de suite.
Il ne croira au collectif que si les analyses faites sur la situation sont sérieuses : « C’est assez vrai ce qu’ils disent là, ils ont l’air de s’y connaître » ; si les propositions faites le concernent : « Si on obtient cela, je pourrais garder mon emploi, mes avantages » ; si les actions décidées sont plausibles, efficaces, etc. Il oscillera sans cesse du « c’est peut-être possible ensemble » au « vaut mieux se débrouiller seul ». Puis un jour, il sera « accroché » au collectif, mais cela restera fragile. La famille peut le faire décrocher car elle est un pôle très fortement branché sur l’individuel.
Au cours des A.G. nous avons abordé tous ensemble ces problèmes. De les exprimer a beaucoup aidé à les dépasser. Toute cette difficulté : « n’est-ce pas qu’on croit plus facilement à l’action individuelle qu’à l’action collective ? n’est-ce pas que dès que nous ne sommes plus ensemble (les samedis, les dimanches) le doute, la peur, nous reprend ; la famille pose de multiples problèmes, et qu’on ne sait plus où est la vérité ? ». On a pu constater que cette expression a beaucoup facilité le dépassement des peurs. À travers tous les « sourires », les « confessions » on découvrait que son problème était aussi celui du voisin, celui de tous, qu’il n’était pas honteux, qu’il était vrai, et qu’il fallait vivre avec pour le surmonter. Cela a beaucoup facilité le sentiment d’appartenance à un collectif, à le rendre plus fort que l’individualisme.
L’utilisation des outils de travail
Cette valorisation de l’action collective, et de la régulation collective des actions décidées et menées, n’efface pas par magie les réactions et les comportements individuels. Mais la prise en compte des peurs et des craintes de chacun, du désir de pouvoir ou de dépendance de quelques autres, n’est pas suffisante. En se contentant de parler, de s’exprimer, les travailleurs en seraient restés à une vaste dynamique collective sans prise réelle sur la réalité du travail et des usines où ils le font. C’est intéressant d’apprendre dans les échanges quotidiens, et à l’occasion d’une action collective dont l’enjeu est sérieux : l’emploi, ce que d’autres enseignent ou étudient sous le nom de psychosociologie (après les accords de Dôle, un organisme de formation proposera aux techniciens et agents de maîtrise, une « formation-encadrement » qui leur sera réservée. Une expression qui n’a pas plu !). Dans l’entreprise, il y a des hommes, mais aussi des outils, des machines, qui servent à des tâches bien précises. Leur utilisation au service de la lutte a supposé qu’on franchisse bien des barrières avant que les travailleurs ne les utilisent pour leur combat.
Si on regarde ce qui s’est passé lors de la grève des PTT à l’automne 1974, on voit que les grévistes ont eu un problème important à résoudre : l’information entre eux, entre les milliers de bureaux de poste et de centres de tri. Il est, en effet, de la plus haute importance de savoir ce qui se passe, de faire connaître les initiatives nouvelles, les succès, les problèmes, de grévistes à grévistes. Cela a beaucoup manqué aux postiers. Et pourtant, les travailleurs des PTT ont pour mission de faire circuler l’information. Et ils disposent pour cela d’outils : le télephone, le service des télégrammes, etc. Détenir tout un ensemble logistique créé pour faire circuler l’information, et manquer cruellement de moyens de communication pour le faire, c’est un paradoxe qui n’est pas unique dans l’histoire des luttes ouvrières.
Depuis longtemps, il existe une barrière entre les travailleurs et leurs propres outils de travail. Il suffit de se rappeler les grèves de 1968. On occupe alors les usines, mais l’outil de travail est sacré, on n’y touche pas, on le protège, on le défend des personnes de l’extérieur, on l’entretient : il est au patron, pas à nous. Et puis, progressivement, cette coupure qu’on observe dans chaque lutte entre le travailleur et son outil de travail s’estompe.
À LIP, le premier accroc a commencé avec des affiches. Au début, on a dessiné des affiches sur le thème « défendons l’emploi ». Certaines de ces affiches plaisaient, notamment une. Le gars qui l’avait faite était sollicité pour faire d’autres affiches identiques. Un dessinateur présent au collectif est intervenu : « On travaille sans méthode. Tu ne vas pas t’amuser à la reproduire, une par une, en vingt exemplaires. Voilà un calque, fais-la à l’encre. Et on tirera des “bleus” sur la machine à tirer des plans. » Il y a eu un moment d’hésitation devant une telle audace (maintenant cela nous paraît naturel). Et puis on s’est décidé. Cela à été la première utilisation par les grévistes de machines de l’entreprise.
La seconde utilisation a eu aussi pour origine la nécessité de l’information. On ne parvenait plus à faire face aux tirages de tracts à l’Union Locale, la demande étant trop importante. Nous discutions de ce problème à quelques mètres de la salle de reproduction de l’entreprise, où il y avait offsets, polycopieuses... L’un d’entre nous s’est mis à rire, et à nous le faire remarquer. Nouvelle hésitation. Et puis... d’accord. Un pas de plus est franchi.
Ensuite, cela a été plus vite : utilisation de machines à la menuiserie pour faire des pancartes, puis d’autres machines. Les mécaniciens font tourner leurs machines pour faire des bracelets en laiton chromé, et les gravent pour d’autres travailleurs dans l’usine. Enfin, ce sont les machines à écrire qu’on utilise pour répondre aux lettres, le téléphone ; les machines de l’informatique pour faire la paye, les machines à calculer, etc.
Toute cette préparation a été très utile pour franchir le pas essentiel : produire nous-mêmes des montres, et les vendre. Jusqu’au slogan : « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paye. »
En conclusion, on peut dire que les habitudes, la crainte, le respect excessif, des situations toujours hiérarchisées, forgent des barrières mentales qui sont de véritables Rubicon à franchir. Une fois que l’action collective a permis de l’exprimer, on se rend compte petit à petit de l’ancien asservissement. Il y a une véritable libération qui se fait. Mais l’expression de ces craintes à propos de rien n’y suffirait pas. Cela se fait à propos d’une action. C’est l’action qui révèle la capacité et l’imagination des travailleurs. L’utilisation par les travailleurs de ses outils de travail (ceux du patron en droit) marque déjà le franchissement de barrières : un apprentissage du contrôle ouvrier. Aujourd’hui, un pas est franchi. Et les exemples sont aujourd’hui nombreux de travailleurs qui se sont servi de leurs outils pour leur combat : Manuest, Caron, Teppaz, Everwear, Darboy, Erwite...
Les modes d’appropriation du savoir économique
Il est clair que, pour tous les travailleurs, cette action collective qui a duré plusieurs mois, et notamment les phases les plus aiguës de la lutte, ont été l’occasion de tout un mouvement d’appropriation du savoir. L’organisation de la lutte ; son organisation collective ; la recherche de solutions technique, économique, politique et éducative aux problèmes quotidiens qui se posaient ; la redistribution des tâches ; le passage de tâches manuelles diversifiées à la prise de parole dans les A.G., les Commissions, les meetings, les réunions, et à des tâches de rédaction de tracts, de documents, du journal « LIP Unité » ; la conduite quasi permanente de négociations avec toute sorte d’instances... ont permis tout un apprentissage collectif. Appropriation d’un savoir généralement distribué entre spécialistes cloisonnés, de compétences techniques généralement limitées à un poste de travail, mais aussi production d’un savoir ouvrier. L’action, la pratique enseignent. La participation à la lutte permet de mieux comprendre l’histoire du mouvement ouvrier, et de continuer à la faire.
Généralement, ce sont les patrons, les cadres, les ingénieurs, les techniciens qui s’approprient le savoir par des voies qui ne sont pas accessibles aux ouvriers. Les patrons et les cadres s’arrangent en plus pour se réserver l’information. En soi, elle n’est pas incompréhensible par les travailleurs. Elle est seulement inaccessible. Ou encore, codée de telle manière que des travailleurs devraient effectivement passer beaucoup de temps en formation pour arriver seulement à la déchiffrer. Un travailleur peut comprendre la situation économique de son entreprise. À condition que la présentation de cette situation soit faite autrement qu’à travers un codage qui nécessite des années d’études consacrées uniquement à 1’apprendre, à travers un langage qui a essentiellement pour fonction d’empêcher que le travailleur accède à sa signification, et donc à la maîtrise de l’information.
Appropriation de l’information
En même temps que les machines redevenaient utiles, on s’est donc préoccupé de s’approprier l’information contenue dans les différents bureaux. La complexité même de cette information a nécessité qu’on l’exploite avec l’aide d’un cabinet d’experts (SYNDEX). La saisie des documents de la direction permettait une analyse des projets patronaux et des documents comptables et financiers. Mais il fallait encore que cette analyse, d’abord faite par les experts, soit accessible au plus grand nombre des travailleurs. D’abord pour montrer à tous que le conflit de LIP n’était pas ce qu’en disait le patronat. Et, pour cette première phase, experts et militants ont été très utiles. Ensuite, pour informer la totalité du personnel sur la situation réelle de l’entreprise. Enfin, pour lui permettre de comprendre cette information. Ce dernier objectif a été obtenu par la prise en charge des O.S., notamment par des techniciens, qui se sont appliqués, en quelques séances, à initier leurs camarades.
Mais cette appropriation de l’information économique sur la situation de l’entreprise s’est surtout concrétisée dans le slogan « LIP, Maison de verre ».
« LIP, Maison de verre »
Tout d’abord, ce slogan n’est pas apparu d’une manière spontanée. Il a été la conclusion d’un raisonnement conscient fait par une minorité des militants de la section CFDT. Il est devenu ensuite le slogan d’une très large majorité, même si la CGT y est restés hostile. Ce slogan est donc le fait d’un « apport extérieur ». Depuis 1968, des militants de la section CFDT de Besançon qui participaient à des luttes se rendaient compte que la richesse de l’imagination, de la création, augmentaient avec la diversité des participants, surtout si ceux-ci provenaient d’horizons différents : bâtiment, usines, université, formateurs, etc. Donc des travailleurs de cultures différentes. La création est plus riche, mais à une condition : que la section syndicale de l’entreprise soit assez forte, en puissance, en formation, pour supporter le choc des idées, les favoriser, mais aussi être capable d’assurer le rôle prépondérant des travailleurs de l’entreprise en lutte. Il est important que ceux-ci ne soient pas ballottés par les vagues, mais maîtrisent le courant.
Il faut dire que les « habitudes » syndicales ne vont pas dans ce sens. Les travailleurs sont dressés inconsciemment contre tout apport étranger. Seuls les responsables syndicaux sont considérés comme faisant partie de la famille. Tout le reste est dangereux.
Dans un premier temps, jusqu’à la prise en charge par les travailleurs de la vente des montres, cela a été difficile. Les « visiteurs », ceux qui venaient en curieux, ou apporter leurs bras, leur tête, à la lutte, étaient refoulés. Certains des travailleurs étaient bouleversés à l’idée que des étrangers puissent circuler dans l’usine.
La vente des montres au public, dans des lieux différents, la renommée de la lutte, nous ont aidés à aboutir à « LIP, maison de verre ». En effet, il fallait accepter les « clients ». Il avait été décidé qu’on ne serait pas des marchands ordinaires. Il fallait donc leur expliquer ce qu’on faisait, leur faire visiter l’usine, les laisser libres de discuter avec les travailleurs, libres d’aller et venir. C’est à cette occasion qu’on a vu des monteuses O.S. être capables d’assimiler les techniques de vente, de connaître des produits sur lesquels elles n’avaient auparavant qu’une vision très partielle en fonction de leur position dans la chaîne de montage ; être capables de tenir une comptabilité, de gérer des stocks. Être capables surtout d’expliquer aux acheteurs les raisons du conflit. Il est clair que des travailleurs mis en situation de responsabilité, s’intéressant à autre chose qu’aux tâches parcellisées auxquelles on les restreint, découvrent leurs compétences et acquièrent des connaissances. Déjà plus haut, nous avons dit que c’est l’action qui révèle la capacité des travailleurs, à condition que ce soit une action réelle, non une simulation, une action ayant un véritable enjeu, et une action prenant les choses dans leur globalité. À partir de là, les mêmes travailleurs ont pu ensuite établir des feuilles de paye, calculer des retenues (et on sait la complexité arithmétique de ces opérations !), tenir des listings, etc.
L’accord sur « LIP, Maison de verre » supposait donc que les propres habitants de cette maison la connaissent. Mais c’est un savoir qui est toujours refusé à ceux qui travaillent dans une entreprise. Il fallait ensuite que ce slogan devienne une réalité pour les « étrangers ». Et que la transparence même de cette entreprise ouverte soit une occasion de formation pour le plus grand nombre. Et notamment tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans une usine, ou à qui on en interdit l’entrée. En fait, il y a toujours eu une lutte entre ceux qui voulaient ouvrir toutes grandes les fenêtres sur le monde extérieur, et ceux qui avaient peur des courants d’air et qui les refermaient.
Il avait été décidé en A.G. que la grille de l’usine resterait ouverte toute la journée, et qu’on ne la fermerait que la nuit. Ce seul point a été l’objet d’une lutte continuelle, cette grille se refermant petit à petit sous l’impulsion de camarades CGT, et pas seulement CGT.
Il a fallu menacer d’appliquer la décision de l’A.G. sans concession. Sinon, cette grille serait soudée pour qu’elle reste ouverte définitivement. Il y a eu des débats, des discussions, autour de cette porte avec les travailleurs inquiets. Mais, peu à peu, ils se sont rendu compte de visu de l’intérêt du brassage, de l’intérêt des portes ouvertes, et cela a continué. Dans l’usine, les allées et venues étaient libres. Seuls des ateliers sont restés volontairement fermés aussi bien aux travailleurs de l’entreprise qu’aux visiteurs. Tout le monde avait la possibilité d’assister aux A.G., aux réunions du comité d’action, aux travaux des commissions. Tout au long du conflit, nous n’avons utilisé que deux ou trois fois, et pour une heure seulement, des A.G. réservées au personnel de LIP.
La section syndicale CFDT avait commencé très tôt à s’ouvrir. Lors des conflits de 1970-1971, nous avons rompu avec la pratique qui consistait, pour les délégués, à s’enfermer avec un permanent du syndicat. Nous pratiquions une réflexion ouverte à tous. On s’asseyait en rond avec les autres travailleurs en lutte pour faire le point, réfléchir à la suite en apportant toute la réflexion syndicale sur la situation. Au début, les travailleurs se contentaient d’écouter. Ensuite, ils ont commencé à participer. Au début de la lutte en 1973, la salle CFDT était ouverte à tous, et on s’est habitué à travailler alors que, sans cesse, des travailleurs entraient et sortaient. Portes ouvertes, cela donnait une confiance absolue : c’est clair, on peut tout savoir, pas de secret, la salle est ouverte. Au début, et même après, cela est pénible : on rompt avec les habitudes douillettes d’efficacité à quelques-uns. Mais cela est profitable car les interventions s’améliorent, le cercle s’élargit, et se qualifie.
La formation, c’est rendre transparent le milieu qu’on habite, faire face de façon autonome à la complexité des entreprises par exemple. Mais aussi le rendre transparent à ceux qui ne l’habitent pas. Ouvrir la grille de la porte d’entrée, c’était s’ouvrir à toutes les idées, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur sans juger a priori de leur valeur. C’était recevoir la solidarité des camarades sur les lieux mêmes du conflit, et engager des débats qui nous aidèrent lors des meetings. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises occupées par des travailleurs en lutte organisent des journées « portes ouvertes ». Eh bien ! nous, nous avions décidé des portes ouvertes permanentes ! C’est vraisemblablement à travers cette appropriation collective d’un savoir généralement détenu par quelques-uns : patrons, cadres, mais aussi leaders syndicaux ; à travers aussi des débats largement ouverts à ceux de l’intérieur comme à ceux de l’extérieur, soit que les travailleurs de l’entreprise accueillent d’autres travailleurs, soit qu’ils aillent participer à des débats à l’extérieur, qu’a pu se constituer tout un savoir collectif sur la conduite des luttes aujourd’hui, sur les contradictions de l’économie capitaliste, sur les mécanismes de la fermeture des entreprises et des licenciements, sur les multinationales, etc. L’appropriation de ce savoir, mais aussi sa constitution, telle qu’elle a été élaborée, telle qu’elle a été diffusée, telle qu’elle a été intériorisée dans la pratique de centaines de travailleurs, sont ainsi un exemple supplémentaire des capacités d’autoformation de la classe ouvrière.
Le contrôle ouvrier sur la production : une autodéfense
Les formations formelles qu’on propose aux travailleurs, par exemple dans le cadre de la Loi sur la formation professionnelle continue, sont toujours coupées des conditions matérielles dans lesquelles le travailleur exerce son activité de producteur. Il n’a rien à dire par exemple sur la division du travail dans laquelle on l’inscrit. Rien non plus sur l’organisation du travail. Encore moins peut-il contrôler ses machines, ses outils de travail, et dire son mot sur les caractéristiques de la pièce qu’on lui demande de faire. Ce sont ces conditions que la dynamique d’une grève dynamique a changées. Et c’est peut-être parce que cette grève ne s’est pas coupée de son lieu et de son outil de travail, parce qu’on ne s’est pas contenté d’attendre, parce qu’on a repris partiellement la fabrication et assuré la vente, qu’elle s’est transformée en lutte, et que nous y avons autant appris par nous-mêmes.
La reprise partielle de la production : des objectifs politiques et organisationnels.
Le problème qui était posé en juin 1973, au début de la lutte, était le suivant : a) les salaires ne sont plus assurés depuis le début du mois (le 10 juin exactement). Les patrons nous ont coupé les vivres.
b) dans une telle situation, la lutte va être longue. Nous luttons pour l’emploi, contre une multinationale et des banques bien résolues à « restructurer complètement l’entreprise ». Et eux disposent de moyens très importants. Cela signifie en clair que, sans argent, nous tiendrons huit à neuf semaines, dans 1e meilleur des cas. C’est le temps que d’autres, en lutte totale, sans salaire, ont pu tenir.
c) nous approchons de la période des vacances, peu favorable à l’action. De plus, nous avons étudié de près le problème des collectes. Avec de gros efforts, on peut espérer couvrir 5 à 10 % d’un salaire de survie. C’est tout.
C’est ce problème qui a été posé, de bouche à oreille, à un bon nombre de travailleurs. C’est ce problème qu’il fallait résoudre. Sinon, il ne restait plus qu’à faire comme la chèvre de Monsieur Seguin : combattre vaillamment pendant trois semaines, et mourir.
Des réponses nous sont parvenues sur la manière d’accroître les collectes, de fabriquer des petits objets et de les vendre. Mais rien qui constitue une solution possible. La réponse avait été esquissée à l’extérieur : fabriquer et vendre. Cela avait été donné comme une possibilité par les militants du PSU. Mais, là aussi, il y a un Rubicon à franchir. Et les paroles sont tombées, personne ne les a reprises. Ensuite, ce sont des militants extérieurs à l’entreprise qui ont repris cette formule, des journalistes engagés qui ont donné des arguments plus convaincants. Immédiatement, une étude discrète a été faite par un petit groupe d’horlogers. Étude sur place, dans les ateliers. On a voulu se rendre compte des possibilités de fabrications : elles paraissaient plausibles. On a alors réfléchi aux possibilités de commercialisation. Là, la conclusion était indécise : c’est possible, mais...
Nous avons tout préparé dans le détail. Et, le lendemain, la proposition était faite en A.G. et reprise avec enthousiasme. Cette reprise partielle de la fabrication avait donc pour objectif premier de donner un moyen pour tenir, pour permettre de continuer la lutte. Il a fallu définir très vite d’une manière plus complète le rôle de cette reprise de la production. L’objectif global de la lutte reste le même : pas de démantèlement de l’entreprise, pas de licenciements. Cet objectif global reste, au moment de la reprise de la production, l’objectif unique de cette lutte conduite dans le cadre du capitalisme. Pour nous, ce rappel signifie qu’on refuse toute voie vers la coopérative. Pour parvenir à ce but, le moyen premier reste le rapport de force basé sur le développement de l’unité intérieure et extérieure par le soutien le plus large possible. La popularisation reste l’outil n° 1. Et c’est dans la popularisation que les plus grandes forces doivent s’investir. La production sera donc menée à l’échelle la plus réduite possible avec le moins de travailleurs possible. Il n’est donc pas question de se laisser prendre à la fascination de produire. Il n’est pas davantage question de se transformer en marchands.
C’est ainsi qu’au cours de la première journée, le groupe au travail a fait remarquer que, dans le cadre de cet objectif, il était pour le moment inutile de monter des mouvements d’horlogerie. Le stock des 30000 mouvements que nous avions montés les dernières semaines était tout à fait suffisant pour le moment. Nous avons donc abandonné la chaîne où l’on montait les mouvements pour nous concentrer sur la chaîne d’habillage, qui est la dernière partie de la chaîne de fabrication.
Par le fait même, la division du travail entre travailleurs était autre, l’« organisation scientifique du travail » en a pris un coup. Mais nous n’étions pas là essentiellement pour produire, pour produire toujours plus, dans le cadre d’une redivision du travail que nous ne contrôlerions plus. C’est ainsi qu’il y a eu une rotation des gens au travail pour éviter qu’ils se coupent du combat principal : la popularisation. Tout au moins d’une partie importante des gens au travail. De même, tous assistaient aux A. G. Pas question de rendement, d’astreinte, de revenir aux « chaînes » que nous avions brisées dans la première partie de la lutte. Il fallait surtout ne pas se réenchaîner, et recommencer à croire que le but est uniquement de produire, et dans des conditions telles que n’existerait plus la force collective qui était en train de se constituer. C’est donc la commission production qui a fixé ellemême ses horaires, les rotations, la manière de travailler sur place. À travers tout çà, c’est sans doute les finalités mêmes de la production pour la production, pour la productivité, pour le profit, qui étaient en cause. De la production pour quoi ? mais aussi de la production pour qui ? À la fois, de l’économie politique et de la sociologie du travail. Mais une critique en acte de l’une et de l’autre par l’ensemble des travailleurs qui ont remis à sa place le travail productif.
La diminution de la production a été au début du conflit l’un des éléments déterminants de la mobilisation des travailleurs. Face au patronat, nous inversions ainsi le rapport de force, nous dominions une situation qui nous avait toujours échappé, nous prenions une partie d’un pouvoir jamais partagé, nous engagions un processus irréversible avec un objectif très précis qui n’a jamais varié au cours du conflit. Grâce à la baisse des cadences, à l’entretien d’une production limitée, nous augmentions les périodes de liberté, le débat pouvait s’ouvrir entre tous les travailleurs, les idées pouvaient jaillir, l’action pouvait s’organiser. Il y avait du temps pour l’imagination collective, et donc la création collective.
Imagination collective et libération des capacités instituantes
C’est trop peu dire que les discussions permanentes sur la stratégie de la lutte, l’organisation collective de la vie quotidienne des LIP (la cantine, les soirées culturelles, les contacts, les échanges avec les autres travailleurs en grève, les déplacements dans d’autres villes, les transports collectifs, les journaux muraux, les films, les négociations...) ont débridé l’imagination des travailleurs, et les ont rendus créateurs. Un homme enchaîné, des travailleurs divisés, dans une entreprise qui leur est opaque, ne sont pas en condition de créer. Une fois qu’ils se sont approprié toute l’information possible sur leur usine, une fois qu’ils ont remis partiellement en route la production pour vivre et continuer la lutte, il fallait encore qu’ils produisent euxmêmes l’information pour eux, entre eux et pour l’extérieur.
L’élaboration de l’information
Il fallait donc que chacun s’implique dans l’élaboration de l’information. Pourquoi l’information ? Parce que les travailleurs de LIP ont vraiment essayé de se donner les moyens les plus importants possible pour la plus large information de tous. Il faut dire que l’ensemble des grands moyens d’information est au service du gouvernement et du patronat. De ce fait l’information sur les conflits ouvriers est généralement défavorable et très souvent une escroquerie à la vérité.
Les travailleurs de LIP ont fait un effort exemplaire pour donner de l’information aussi bien à l’intérieur de LIP qu’à l’extérieur, qui allait de Besançon, à toute la France et l’étranger.
Depuis longtemps la section syndicale CFDT de LIP avait comme devise : « Donner le maximum d’informations, pour permettre le combat démocratique. » Quelques mois avant que le conflit n’éclate, un dossier d’information avait été distribué à tout le personnel pour qu’il prenne connaissance de la situation réelle dans laquelle se trouvait l’entreprise et des risques prévisibles d’un conflit. Cela dans le but de démontrer que cette situation était le résultat d’un plan sciemment préparé, et non de la « fatalité économique ». À partir de ce moment, tous les travailleurs se sentirent concernés et réfléchirent au type de riposte à employer.
À partir du moment où l’on donne des explications claires sur ce qui se passe, chaque travailleur comprend le sens du combat ouvrier et abandonne le fatalisme pour la réflexion. Durant tout le conflit, les travailleurs demandèrent avec insistance une information régulière et complète. Dans but de pouvoir donner son avis sur les orientations générales du conflit. Et dans les périodes les plus dramatiques, éclairer le débat par des affirmations simples, découlant de la propre logique du conflit (ce fut le cas par exemple au moment du refus du plan Giraud). Cette connaissance parfaite de tous les détails permet à un grand nombre d’entre nous de partir au pied levé pour assurer une tâche d’information, lors des meetings.
J’ai déjà évoqué l’ouverture des portes de l’entreprise, et le fonctionnement de l’A.G. en tant que lieu privilégié pour l’information. Pour montrer le rôle de l’information, le rôle de l’image sociale véhiculée par les médias, je vais donner l’exemple de l’information sur l’information comme particulièrement significatif de cette implication des LIP dans la production de leur propre information sur ce qu’ils vivaient.
L’information sur l’information : le journal mural
L’ensemble de la presse écrite s’est emparé du conflit LIP qui a tenu le devant de la scène comme aucun événement ne l’avait fait depuis très longtemps. Mais surtout aucun conflit social n’a passionné autant l’opinion publique.
La diversité des articles et les discussions qu’ils sollicitaient au sein des travailleurs nous amenèrent à la formation d’une équipe qui était chargée de se procurer l’ensemble des journaux quotidiens, hebdomadaires et mensuels. De découper les articles traitant du conflit ou d’autres conflits sur l’emploi, et de les coller sur une grande feuille de papier. D’afficher celle-ci à la vue de tous. Comme cela, l’ensemble des travailleurs avait une idée très précise de tout ce qui était écrit sur le conflit, et sur la nature exacte des informations que l’on donnait à la population.
Bien entendu, cette activité ne pouvait pas se faire sans une véritable « analyse de presse ». Et d’une manière qui, pour nous, engagés dans le conflit, n’avait rien de scolaire. Nous avons beaucoup appris sur les interprétations différentes émises par les journaux, sur la falsification de la vérité et, dans certains cas, des articles mensongers. Aujourd’hui, chaque travailleur de LIP évalue de façon plus juste les informations sur les conflits sociaux et autres problèmes qu’il trouve en lisant son journal. Il connaît exactement la valeur de ce qui est écrit dans des journaux de la trempe de Minute.
Nous aurions très bien pu faire une critique systématique de la presse lors des A.G. Nous avons estimé dans un premier temps plus intéressant que chaque travailleur lise l’ensemble de la presse. Dans un deuxième temps, chacun en faisait sa propre critique en comparant ce qui était lu par rapport à la réalité vécue. Et puis cela a permis de faire le point avec l’ensemble des journalistes de la presse écrite, de la presse parlée et télévisée. D’engager le débat entre les travailleurs et les journalistes, de les interroger sur le sens qu’ils donnaient à leur profession. De nous faire part des difficultés qu’ils rencontraient pour mener à bien leur tâche d’information.
Ce journal mural avait aussi l’avantage d’être un baromètre qui nous permettait de mesurer l’impact que nous pouvions avoir en France et à l’étranger. Et savoir rapidement sur quoi partait l’information plus spécialement, et en quel domaine il nous fallait faire un effort pour informer rapidement l’opinion publique.
Informations données à la presse
Lors de chaque événement important que le conflit a produit, une foule de journalistes débarquait à LIP. Beaucoup d’entre nous furent très vite surpris par ce phénomène nouveau, et inquiétés par ces gens qui n’arrêtaient pas de poser des questions. Pour pallier à cela, et comprenant très vite l’importance de cet élément de popularisation, nous avons constitué une commission chargée d’informer les journalistes qui arrivaient à Besançon. La commission centralisait l’ensemble des informations, faisait un tri systématique et chaque fois que cela était nécessaire, convoquait les journalistes pour faire une conférence de presse. Cela avait l’avantage de donner à l’ensemble des journalistes une information uniforme, et comme les camarades possédaient la totalité des informations, ils pouvaient répondre à une foule de questions.
Cette méthode de travail permettait aux principaux « leaders » de la lutte de rester le plus possible avec les travailleurs et de ne pas être toujours assaillis par les journalistes.
Les meetings
C’est par une image un peu extraordinaire que nous pouvons expliquer les meetings. Imaginons, au petit matin, deux ou trois travailleurs sur le quai d’une gare. Ayant pour bagages des tracts, des journaux, un film, pour partir à l’autre bout de la France expliquer à d’autres travailleurs pourquoi et comment nous nous battons, et par quels types d’actions ils peuvent nous aider. Eh bien ! cette image s’est reproduite des centaines de fois. Nous avons accumulé un nombre record de meetings.
Dans les périodes de pointe, c’est presque une centaine d’entre nous qui étaient sur la route, ou programmés pour partir dans une ville de France. Nous avons aussi assuré des meetings en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Belgique, en Autriche, aux Pays-Bas, etc. C’est la plus brillante démonstration pour affirmer que les travailleurs évaluent bien la puissance de l’information et savent, le moment venu, trouver le courage de parler devant une salle et d’exprimer de façon très claire leurs problèmes, et de sentir l’immense élan de solidarité qui se déclenchait à la venue des Lips. Les travailleurs de LIP savent qu’ils possèdent le plus grand réseau d’amitié ouvrière en France.
Les films LIP
Nous avons réalisé deux films, qui ont servi avant tout de support d’information lors des meetings. Les images étaient beaucoup plus explicites que les paroles pour faire ressentir l’ambiance du conflit. Le premier se déroule dans l’usine lors du redémarrage des chaînes d’horlogerie et de la première « paye sauvage ». Le second prend appui sur la situation que nous avons vécue après l’intervention de la police et de notre expulsion de l’usine de Palente. Ces films ont connu un très grand succès. Aujourd’hui ils passent encore dans de nombreux meetings.
Il faudrait encore parler de la très grande quantité d’informations détaillées qui ont été diffusées au cours du conflit. Nous avons fait un effort important pour sortir de façon détaillée des problèmes ou des informations qu’il nous semblait intéressant d’approfondir. J’ai dit plus haut comment lorsque la direction s’est sauvée au tout début du conflit, nous avons fouillé de fond en comble les bureaux abandonnés. Nous y avons trouvé une masse de documents sur les pratiques patronales et sur la méthode employée pour liquider l’entreprise. Avec cela nous avons fait trois brochures, qui ont été reprises par la suite dans le livre LIP 73.
Enfin, ce serait du journal LIP Unité qu’il faudrait aussi parler. Pourquoi avoir réalisé un journal ? Dès le début du conflit nous avons cherché un moyen de ne pas perdre contact avec le personnel qui venait très peu ou ne venait pas s’informer de ce qui se passait dans le conflit. Nous avons choisi le journal plutôt que le tract, car il permet de donner une plus grande somme d’informations dans un autre style que le tract. Même s’il est très difficile de réaliser un journal, avec du recul, nous pouvons affirmer que cela est indispensable. Cela permet au plus grand nombre de prendre part à la rédaction et au travail collectif de préparation. Ce journal est l’œuvre des travailleurs de LIP qui pensent, dans leur ensemble, qu’il est très important d’avoir des relations étroites entre entreprises en grève et l’ensemble des militants de toute la France.
Bien entendu, nous ne prétendons pas qu’à travers tout ce travail collectif tous les conflits ont disparu, toutes les contradictions se sont levées. Entre organisations syndicales, entre syndicat et comité d’action, entre femmes et hommes, jeunes et vieux, ouvriers et techniciens, etc. Mais elles se sont manifestées dans le jeu des instances que nous avions mises collectivement en place. Et c’est toujours l’action elle-même qui nous permettait de les dépasser. Faudrait-il rappeler la signification des manifestations pour des dizaines de milliers de travailleurs ? Chaque fois, au cours de ces manifestations, nous avons senti, presque charnellement, combien la classe ouvrière était proche de nous. Nous avons réalisé profondément le symbole que LIP était devenu pour les travailleurs et nous avons pris conscience, nous qui n’étions pas des vedettes, que nous étions devenus l’espérance de tous les exploités, et que nous n’avions plus le droit, sous peine de trahir, de nous démobiliser.
La rescolarisation des LIP et les enjeux de la formation
Il est courant de dire qu’avant de faire une chose, il faut apprendre à la faire ; avant de travailler, il faut se former ; avant de prendre, il faut apprendre. Nous, nous avons suivi exactement le schéma inverse. Nous avons agi collectivement d’abord ; et on nous a formés individuellement après. Nous avons pris notre sort en main, et ce faisant nous avons appris. Les pages précédentes sont un peu le bilan de tout ce que nous avons acquis et développé. Nous avons commencé par prendre l’information là où elle était pour lutter avec ceux qui la détenaient, par prendre des machines pour assurer la lutte et la développer, par prendre la parole dans l’usine et à l’extérieur, par prendre des décisions, par prendre du pouvoir avec notre autonomie. Et ce faisant nous avons appris ce qu’était une entreprise capitaliste, une multinationale, comment on fabriquait l’information, comment on pouvait travailler pour vivre, comment on pouvait parler, écrire faire des films, un journal, un livre... Nous avons accumulé les découvertes politiques, administratives, juridiques, économiques. Nous avons appris en les fréquentant ce qu’étaient les institutions du système : l’Inspection du Travail, la Préfecture, la Mairie... Nous avons « pratiqué » ces personnages que sont les Inspecteurs, les Préfets, les Maires, les Députés, les Sénateurs. Nous nous sommes battus avec le Tribunal de commerce, avec le Syndic. La Justice s’est occupée de nous, et nous avons appris ce qu’elle était. De même avec ces autres instances que sont l’IDI (Institut pour le Développement Industriel), le patronat et ses organisations, et aussi le gouvernement. En affrontant les problèmes que nous rencontrions, nous en découvrions d’autres : l’armée et l’armement avec le Larzac, les problèmes d’habitat et d’urbanisme ; les problèmes culturels ; les problèmes des régions et du régionalisme... Nous avons mieux appris, en les continuant, ce qu’étaient les problèmes de notre classe : l’histoire du mouvement ouvrier ; la stratégie et la tactique des différents syndicats ; la mise en place et la fonction, au sein des luttes ouvrières, de comités d’action, de comités de grèves... Nous avons compris autrement les problèmes internationaux, ceux du Chili et de l’Espagne. Nous avons contribué à l’élaboration d’un savoir sur l’autogestion, les coopératives, la cogestion, le socialisme... Et pour conclure tout çà, on nous a proposé des « cours » faits par des enseignants sur la vie économique de l’entreprise, sur l’histoire de la montre ; des techniques d’expression écrite et orale (à nous qui avions tant parlé et tant écrit, et dans toutes sortes de situations !) ; un perfectionnement à l’encadrement (alors que nous venions de mener collectivement une lutte de plusieurs mois !)...
C’est quand nous avons obtenu satisfaction pour la garantie de l’emploi qu’on a commencé à nous parler de formation. Il n’en avait pas été question auparavant. Et nous avions pourtant la certitude d’avoir beaucoup appris, et d’une manière qui ne dévalorisait aucun de nous. Et voilà qu’on se mettait à nous proposer des cours où l’on nous répartissait suivant notre niveau hiérarchique, où l’on nous distribuait dans des lieux séparés, où l’on risquait par ce biais la déqualification des travailleurs, et la dévalorisation de ce que nous avions appris. Après que nous avons appris quotidiennement et mutuellement, dans le cadre et dans la dynamique de la lutte que nous conduisions et développions ensemble ! La formation formelle a marqué pour nous le retour à l’ordre, une période d’attente après que nous avons gagné l’essentiel. Une période pendant laquelle il fallait surtout assurer la réintégration de tous. Mais aussi ne pas oublier en quelques semaines, ce que des mois de « formation » active et collective nous avaient permis d’acquérir et de développer. Bien sûr, la « formation » a existé pendant les dix mois du conflit. Il ne faudrait pas que la « formation » qu’on nous a distribuée après ces dix mois fasse oublier la première, la plus importante et la plus significative. Sans doute parce que nous la contrôlions entièrement, parce que nous la vivions collectivement, parce qu’elle n’était pas séparée d’une action collective que nous menions.
Non, l’élément le plus novateur de l’affaire LIP n’aura pas été de mettre fin à un conflit par un dispositif de formation.
Il avait été convenu lors de l’accord de Dôle (24 janvier 1974), que tout le personnel de LIP bénéficiant de cet accord et ne rentrant pas immédiatement dans l’entreprise, devait suivre une période de formation. Celle-ci s’étalant du 1er mars au 31 décembre 1974, comprenant trois périodes : du 10 mars au 15 avril, mise à niveau ; du 15 avril au 31 juillet, cours professionnels ; du 1er septembre au 31 décembre, cours professionnels. Un mini-système scolaire pour travailleurs en attente d’être repris par le travail.
La mise à niveau : des cours « tampon »
Après dix mois d’autoformation, les « autorités » n’ont pas pu mettre en place les cours de mise à niveau. Ceux-ci sont devenus « cours tampon », dans l’attente de la préparation du dispositif de formation en vue des cours professionnels.
En fait, le recours à la formation avait essentiellement pour fonction de permettre à l’entreprise de ne pas payer le personnel tant qu’il n’était pas réembauché : il le serait sur les fonds de la formation professionnelle continue, et donc pris en charge par l’administration. Mais aussi de nous faire lâcher prise, de nous décourager. Et pour nous cette seconde phase de la lutte fut d’autant plus dure que la formation mise en place nous divisait, nous séparait, une partie à l’usine et les autres ventilés aux quatre coins de la ville.
La répartition a été faite sur l’ensemble des établissements scolaires de Besançon. Les LIP sont retournés à l’école. Environ une quinzaine d’établissements ont accueilli du personnel de LIP. Celuici était divisé en 38 groupes de 12 à 15 personnes. La composition des groupes s’est faite sur le principe des tranches d’âge (moins de 25 ans, 25-35, 35-45, 45-55 et plus). Nous pensons que cela a été très malheureux. La vie communautaire du conflit nous avait permis d’avoir des échanges extrêmement enrichissants entre jeunes et moins jeunes.
Dès la mise en place de ce dispositif, il nous a fallu lutter pour que le projet devienne cohérent et rencontre l’approbation des travailleurs de LIP, puisque la direction se désintéressait des stages et des stagiaires. Un accord nous a permis de choisir nous-mêmes le lieu d’enseignement qui se trouvait le plus près du lieu d’habitation. Le résultat de notre lutte, sur la répartition géographique, nous a en même temps permis de briser rapidement le verrou des tranches d’âge, pour obtenir des groupes qui tiennent compte de la réalité du conflit.
Contenu et attitude des animateurs
Sur le contenu de ces cours, de très larges discussions se sont ouvertes pour le modifier. L’ensemble des « animateurs » étaient des profs de lycée, ou des étudiants qui étaient pions. Ceux-ci avaient reçu pour mission de nous faire des cours de français, de maths et d’économie. Tout cela distillé comme à des enfants qui n’auraient pas encore vécu et lutté. Mais le plus grave était que nous avions appris beaucoup, durant dix mois, en échangeant sur des exemples concrets et face à une réalité vécue au jour le jour. Toutes les questions que nous nous étions posées durant le conflit avaient trouvé des réponses collectives. Et, brutalement, il nous fallait poser des questions à une personne représentante du « savoir » qui devait répondre sans qu’aucun commentaire critique soit fait sur cette réponse. Beaucoup d’animateurs comprirent le problème et travaillèrent avec l’ensemble du groupe sur des discussions ayant pour base l’actualité. D’autres se retranchèrent derrière leur savoir abstrait pour conserver leur position et leur autorité de profs.
Les cours professionnels
Ils interviennent donc après les cours tampon qui devaient a priori permettre la construction d’un plan de formation pour des cours professionnels. Mais comme toujours, les lacunes étaient immenses : rien n’avait pu être discuté avant que le projet soit appliqué. Nous nous sommes retrouvés exactement avec les mêmes problèmes que lors du démarrage des cours tampon. Pourquoi ?
Cette deuxième période, axée sur des cours professionnels, devait être précédée d’une étude sur le contenu de la formation entre la direction, l’administration et les représentants du personnel de LIP. La direction de l’entreprise devait préciser de la manière la plus claire possible les axes de développement de l’entreprise, accompagnés d’une répartition minimum en postes de travail. La direction a toujours refusé de donner des indications précises, justifiant sa réponse par : « Nous ne pouvons étaler notre plan de redémarrage sur la voie publique ». L’administration se servit de cette attitude pour justifier sa propre inertie. Malgré tous les contacts que nous avons eus avec l’administration, organisatrice des stages, jamais nous n’avons pu discuter de l’organisation de ces stages, jamais nous n’avons pu obtenir une réunion tripartite pour étudier le contenu des cours. C’était de nouveau comme à l’école. Si bien – et cela est très significatif – que nous nous sommes retrouvés le jour du démarrage des cours devant un plan de formation bâclée, qui est loin de faire honneur à ceux qui l’ont réalisé.
Par exemple, les travailleurs de LIP, classés Professionnels en mécanique, devaient suivre des cours au sein d’un collège d’enseignement technique. Malgré le délai du cours tampon, le directeur du collège de Montjoux ne fut prévenu de la venue de 90 à 100 professionnels que le vendredi pour les accueillir le mardi suivant. La raison était que ces cours étaient prévus dans un préfabriqué. Celui-ci n’ayant pas été terminé à temps, il fallut en catastrophe trouver un moyen de rechange, en l’occurrence le CET. La direction du collège ayant accepté à cause de la pression des syndicats de l’Éducation nationale, essaya en un temps record d’établir un programme cohérent par rapport aux volontés de l’Administration, la plus rigoureuse étant 30 heures minimum de cours. Le plus simple constat démontrait la plus parfaite stupidité du programme, des horaires, du contenu. Le CET est déjà en état de saturation. Il faut donc bien caser les LIP dans les temps morts. À 13 heures. Ou encore le samedi toute la journée. Tout cela dans le but évident de faire plaisir aux travailleurs. Et, dans la logique de ce sentiment, venait la menace très clairement exprimée que toute absence serait passible d’une retenue sur le salaire. Pour parfaire ce remarquable travail de bureaucrate, le directeur organisa le contenu des cours en tenant beaucoup plus compte des salles libres que d’un programme aboutissant à un résultat concret pour les travailleurs en formation.
Il faut souligner que la répression de la part du directeur ne s’est pas fait attendre, les travailleurs ayant décidé collectivement qu’ils n’iraient pas en cours le samedi. Ceux-ci se voient pénalisés au niveau du salaire jusqu’à des sommes atteignant 300 F environ. Les travailleurs remarquent qu’une fois encore ils font les frais de la carence de l’administration. Mais il est hors de question de laisser passer une pareille injustice. Notre réaction sera très vigoureuse pour remettre les choses en place.
Nous ne ferons pas le procès des professeurs ; ceux-ci recrutés au pied levé ne pouvaient à l’évidence faire que très peu de chose, sinon redonner les cours qu’ils donnent aux gosses du CET. Certains comprirent très bien que leur rôle était limité, n’ayant jamais reçu de formation nécessaire pour enseigner à des adultes. D’autres se réfugièrent derrière leur titre de professeur, de personnage important qui, dans une salle de cours, règne par la répression de son savoir, gardant la relation enseignant-enseigné type, comme si la classe ouvrière ne participait pas à l’élaboration du savoir. Il est triste de constater qu’aucun de ces personnages n’a compris que le contenu et la manière jouaient un rôle fondamental avec des ouvriers inquiets pour leur avenir professionne1, psychologiquement marqués par le fait d’être sans emploi. On pourrait donner d’autres exemples : les cours pour les professionnels horlogers, ceux pour les O.S. de fabrication... On retrouverait les mêmes caractéristiques. À partir de ces éléments, nous avons émis une hypothèse de réflexion. Tout cela n’a-t-il pas été fait en espérant décourager les travailleurs ? Pour obtenir d’eux qu’ils rentrent dans le piège de la recherche individuelle d’un autre emploi. Si c’est bien cela le choix qui a été fait, alors il faut constater son échec : il y a eu un taux extraordinairement faible de départs depuis le début du conflit jusqu’à la réintégration dans l’entreprise. Il faudrait analyser la carence de l’ADEP (Agence Nationale pour le Développement de l’Éducation Permanente). Évoquer ce que deviennent des professeurs et des stagiaires quand ils ne peuvent assurer aucune production : il ne reste plus aux professeurs que le rôle ingrat de surveillant responsable de faire l’appel. Préciser comment la direction, à travers la formation, a cherché à baisser la qualification générale pour que l’entreprise puisse se développer suivant des schémas de rentabilité idéale, sans souci de l’homme. Pour conclure sur l’impression que tous ces cours que nous avons tous suivis plus ou moins longtemps ont représenté, pour une grande partie d’entre nous, une incitation à la démission plutôt qu’un enrichissement personnel, comme beaucoup l’espéraient et le demandaient. Mais beaucoup de travailleurs LIP ont compris qu’il était autrement enrichissant pour eux de se réunir au sein d’un collectif de travail, et que c’était, encore à ce moment du conflit, l’arme la plus efficace pour résoudre avant la fin de l’année 1974 les problèmes encore posés.
« Dis-moi ton salaire, je te dirai à quel savoir tu as droit »
De cette période de formation (il faut bien l’appeler ainsi !) on peut au moins retenir deux choses :
1) Que la détermination des contenus de la formation a été le problème essentiel de tous les groupes. Pour les O.S., il ne s’agit que de travail manuel : rien d’autre ne leur a été proposé. Et pourtant, ils avaient fait bien autre chose durant les 10 premiers mois de lutte ! Pour les autres, on peut résumer la rigidité du contenu par cette phrase : « Libre à vous de tout prendre, mais ce que l’on vous donne, et rien d’autre. » Tous les désirs exprimés ont été repoussés parcs qu’ils ne correspondaient pas à la scolarité proposée aux enfants.
2) Que la méthode d’enseignement est toujours basée sur la problématique suivante : une personne possède un savoir qu’elle a appris et qu’elle doit redonner. Sans que cela soit possible de le discuter ou de le remettre en question. En partant du principe que les travailleurs ne savent rien, puisqu’ils ne sont que des travailleurs !
La grande majorité des stagiaires ne se sont pas laissés enfermer dans cette « formation continu(ellement) bidon ». Parce que l’objectif des travailleurs était toujours de retrouver leur emploi à l’usine de Palente. Mais il fallait rappeler, au moins pour un effet de contraste, ce que les travailleurs de Salamander à Romans ont appelé « l’imposture de la solution-formation » pour régler les conflits du travail.
Pour nous, la véritable formation a correspondu à toute la période de la lutte, à son organisation et à son développement. La mise en place d’un dispositif de formation formelle, d’un processus de formation hétéronome dont nous étions si peu partie prenante et avec des contenus aussi insignifiants, n’a été qu’un épisode pendant lequel il s’agissait surtout d’assurer le retour de tous à l’usine. Le retour à l’usine n’a pas signifié la fin du combat : il faut conserver et développer les acquis de la lutte. Cela est clair pour ce qui est du débat démocratique à l’intérieur de l’organisation ouvrière. C’est dire que c’est cette lutte et ce débat permanent qui sont notre lieu de formation. C’est dire, d’une manière plus générale, qu’il n’y a pas de solution-formation pour la classe ouvrière autre que celle qui consiste à se former elle-même. C’est notre manière de répondre à la généralisation de la formation professionnelle continue.