Désaliéner le travail pour économiser les ressources

mardi 19 octobre 2021, par Jean-Marie HARRIBEY

« La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l’étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. » [Marx, 1968, p. 308]

Le chômage de masse, la précarité, l’intensification du travail, sa flexibilisation, les multiples atteintes au droit du travail sont dus aux bouleversements d’un capitalisme de plus en plus libéralisé, qui n’a de cesse d’élargir la base de l’accumulation et le champ de la marchandise, fût-ce au prix du délabrement des sociétés. Dans le même temps, se révèle l’impasse écologique d’un modèle de développement axé sur la croissance économique perpétuelle. Repenser en même temps le travail, ses finalités, sa division, dans le cadre de rapports sociaux moins aliénants, et les finalités de la production, sa répartition, au sein d’une démarche respectueuse des conditions de reproduction de la vie et des écosystèmes sur le très long terme, est donc l’objectif d’une démarche sociale et écologique.

La réflexion philosophique et socio-économique sur le travail est très ancienne. Beaucoup d’analyses conservent encore une part de pertinence, mais le nouveau contexte et les contradictions exacerbées de l’économie mondiale actuelle imposent de revisiter les modèles de référence et de les confronter aux nouvelles exigences politiques. Quelle place est assignée au travail dans le capitalisme ? Cela renvoie à ce qu’est le travail, à son caractère anthropologique et/ou son caractère historique, à son implication dans les rapports sociaux et, par conséquent, à son rôle dans la production de valeur. Ces questions relèvent plutôt du registre positif. D’autres relèvent du normatif : quelles priorités choisit-on en termes de répartition des ressources et du travail dans les activités jugées utiles à court et à long terme, compte tenu des besoins sociaux et des contraintes écologiques ? quelle division du travail accepte-t-on entre les individus, les sexes, les nations ? quelle part du temps de vie consacre-t-on au travail et quelle relation le travail et le non-travail entretiennent-ils ? faut-il libérer le travail ou se libérer du travail ?

Autant de thèmes classiques de l’histoire des idées, mais qui revêtent une importance nouvelle puisque le capitalisme est aujourd’hui étendu au monde entier. Nous essaierons de les réexaminer sous trois aspects : le travail, catégorie ambivalente ; les liens entre travail, richesse et valeur ; la réduction du temps de travail comme prélude à une société non productiviste.

Le travail, catégorie ambivalente
L’homme répartit son temps de vie éveillée entre la production de ses moyens de subsistance et d’autres activités sociales, culturelles, ludiques, relationnelles. Si l’on appelle travail la fraction de son activité consacrée à la production, cette catégorie peut être considérée comme anthropologique, quelle que soit sa forme sociale et historique. C’est le procès de travail en général analysé par Karl Marx, par opposition au procès de travail capitaliste. Le travail sous sa forme moderne du salariat a été apporté par le capitalisme industriel et, devenu la forme dominante de l’activité nécessaire, il est une catégorie historique. C’est ainsi que nous interprétons ce que dit André Gorz [1991, p. 113] : « Le moderne concept de travail représente [...] une catégorie socio-historique, non une catégorie anthropologique. » En effet, ce travail-là a été inventé par le capitalisme à partir du moment où l’activité productive a cessé d’être privée et soumise aux nécessités naturelles. En même temps que le travail salarié, le capitalisme instaure cette activité productive coupée des capacités d’expression, de décision, de maîtrise des individus sur elle, de même qu’il impose des représentations de ce travail et lui confère l’exclusivité de pouvoir décerner une identité sociale. Pour cela, la nécessité de produire toujours plus a été inventée. En distinguant l’activité productive elle-même et le rapport social dans lequel elle s’exerce, on s’éloigne d’Hannah Arendt [1961] et on rejoint plutôt Karl Polanyi [1983] pour qui le capitalisme a inventé le marché du travail et non le travail : le fait de considérer le travail comme une marchandise est une fiction qui a justement permis d’organiser le marché du travail.

La critique radicale de la marchandise et de son fétichisme, par laquelle Marx ouvre Le Capital, contient, en germe, la critique anti-productiviste qui naîtra véritablement un siècle plus tard. L’aliénation à la marchandise fétichisée, à l’argent, prend corps dans la séparation du producteur du produit de son travail et dans la séparation de l’être humain de sa vie : la reconnaissance sociale est alors exclusivement médiatisée par l’accès à la marchandise fétiche. À l’inverse, la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, irréductibles l’une à l’autre, ouvre un espace théorique et politique pour fonder la prééminence future de la première sur la seconde.

Anselm Jappe [2003] a radicalisé la critique du travail en soi pour en faire la face inversée du capital. À ses yeux, la critique de la marchandise ne peut se faire sans la critique du travail. Mais ne court-on pas le risque de réduire le travail en général au travail dont la forme est dialectiquement liée au capital ? Cette difficulté renvoie à l’interprétation que l’on peut donner de la crise du capitalisme contemporain. Est-elle une crise classique de suraccumulation et de surproduction ? Ou est-elle une crise qui va toucher non seulement la réalisation de la valeur, mais aussi sa production, puisque le capital met en danger les conditions mêmes de la reproduction de la vie ?

Les liens entre travail, richesse et valeur
Depuis vingt ans, la notion de soutenabilité s’est imposée dans la thématique du développement et dans les discours programmatiques des institutions politiques et économiques sur le plan mondial. À travers l’équité intra et intergénérationnelle se dessinent la prise en compte du social et celle de l’écologie, dont il existe une version « faible » et une version « forte ». La première postule la substituabilité continue entre les facteurs de production grâce au progrès technique, pour peu que l’on instaure un marché et un prix sur les biens naturels. La seconde, plus proche de l’impératif de Hans Jonas [1990], récuse ce postulat et soumet les activités économiques aux contraintes naturelles. Mais, derrière cette opposition, réapparaît en filigrane la vieille question de l’économie politique : celle qui porte sur les concepts de richesse et de valeur (au sens économique) et sur leur origine. Pour y répondre, plusieurs thèses s’opposent.

La thèse physiocrate  : seule la terre produit de la richesse. On retrouve aujourd’hui cette idée dans une thèse néo-physiocrate formulée par certains écologistes soutenant que la nature crée de la valeur économique.
La thèse classique  : elle part de la distinction dont Aristote [1993, p. 110-120] avait eu l’intuition entre valeur d’usage (richesse) et valeur d’échange, irréductibles. Situant l’origine de la valeur d’échange dans le travail, elle culmine dans la théorie de la valeur-travail de David Ricardo [1992].
La thèse marxienne : elle n’est pas une répétition de celle de Ricardo, car le capitalisme est un processus de transformation du travail concret en travail abstrait (une quantité de temps sans lien avec son contenu, ses caractéristiques et ses conséquences) qui prend la forme de la valeur d’une marchandise, elle-même transformée en argent lors de la vente sur le marché.
La thèse néo-classique : il n’y a pas de valeur, il n’y a que des prix sur le marché. Disparaissent ainsi les conditions sociales de la production et bien entendu l’exploitation. La distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange est niée, ce qui permet de ne considérer comme légitimes que les richesses marchandes.

Parmi ces quatre thèses, la première est marquée par une époque où la rente foncière était la forme majeure de prélèvement du surplus social. La deuxième esquisse une analyse en termes de classes, mais reste prisonnière de sa défense de l’ordre capitaliste nouveau. La quatrième est pure idéologie et, de plus, est minée par des contradictions logiques internes. Seule la troisième nous est utile pour comprendre l’exploitation du travail et la dynamique sans fin de l’accumulation. Mais elle est aujourd’hui contestée par des thèses qui prétendent interpréter la crise contemporaine en dépassant les catégories de Marx. Un premier essai est bâti autour du « capitalisme cognitif » et de l’immatériel. Un deuxième s’inscrit dans la recherche de nouveaux indicateurs de richesse. Et un troisième appartenant au courant écologiste fait implicitement référence à la physiocratie.

Nous n’évoquerons ici la thèse du cognitivisme qu’à propos de l’interprétation de la crise du capitalisme sur laquelle elle débouche. Les nouvelles techniques introduiraient un nouveau paradigme, et le travail cesserait d’être le centre où se nouent les rapports sociaux capitalistes. La valeur ne pourrait être la forme du travail abstrait, et par conséquent la quantité de travail ne pourrait plus en être la mesure. Cela résulterait du passage d’une économie produisant de la matière, à partir de la matière et du travail, à une économie produisant de l’information, à partir de l’information et des connaissances. Dans une telle économie, compteraient les multiples externalités positives qui naîtraient de la mise en réseau et qui constitueraient le nouveau cœur de la création de valeur. Le capital cherche à s’approprier les connaissances portées par les travailleurs pour se valoriser. Et Gorz souligne « la difficulté intrinsèque à faire fonctionner le capital intangible comme un capital, à faire fonctionner le capitalisme dit cognitif comme un capitalisme » ; et ajoute : « le capitalisme dit cognitif est la crise du capitalisme » [2003, p. 55] ou encore : « le “capitalisme cognitif” est la crise du capitalisme tout court » [2003, p. 47].

La socialisation de la production et de la transmission de connaissances entre en contradiction ouverte avec leur appropriation privée. Mais, pour mettre au jour cette contradiction comme manifestation de la crise contemporaine du capitalisme, il n’est point besoin d’une théorisation – fausse selon nous – de la « nouvelle source de la valeur » située dans un ailleurs, un au-delà, de la production. Et, bien que fustigeant Michael Hardt et Antonio Negri [2000], Jappe n’est pas loin, semble-t-il, de les rejoindre quand il affirme que la révolution informatique conduit le capitalisme à se passer de travail vivant.

Or, l’augmentation de la productivité du travail qui résulte conjointement de l’amélioration des connaissances et du savoir-faire, du perfectionnement des techniques et de la mise en réseau des systèmes productifs et d’échange, n’infirme pas la théorie de la valeur de Marx, mais la confirme : au fur et à mesure que la productivité augmente, la valeur des marchandises diminue. Quand bien même le travail requis serait entièrement intellectuel, il n’en serait pas moins du travail, et quand bien même le travail nécessaire à la production diminuerait inexorablement jusqu’à disparition complète, cette théorie serait confirmée puisque la valeur d’échange tendrait vers zéro. Plus la richesse produite augmente en termes physiques, c’est-à-dire en termes de valeurs d’usage, plus la valeur d’échange diminue avec la hausse de la productivité du travail. Ainsi entrevoit-on la possibilité d’accéder aux logiciels gratuitement, parce qu’ils ne valent rien ou presque. Pierre-Noël Giraud [2004] le résume ainsi : « Un spectre hante le capitalisme : la gratuité. » Mais, comme la production n’est pas entièrement automatisée pour donner la gratuité totale, la lutte continue pour l’appropriation de la valeur créée par le travail. D’abord, les détenteurs de capitaux sapent l’emploi, les salaires et les conditions de travail. Ensuite, par les concentrations d’entreprises, ils entendent se positionner à la meilleure place pour capter le plus de valeur possible par le biais de prix de monopole bien au-dessus de la valeur des produits, ou tout simplement par le biais de la spéculation sur les plus-values futures. La levée du paradoxe – faible valeur et prix élevé par captation de valeur pour les produits des secteurs dominants – démystifie la « nouvelle économie ».

Un nouveau pan de la recherche est occupé à définir de nouveaux indicateurs de richesse évitant les défauts du PIB. À la suite des travaux notamment de William Nordhaus et James Tobin [1972], Marc et Marque-Luisa Miringoff [1999], des indicateurs alternatifs voient le jour, tels l’« indicateur de progrès véritable » (GPI, Genuine Progress Indicator) calculé par Redefining Progress. Réactualisant les critiques déjà anciennes du PIB, ces tentatives mettent en évidence un hiatus entre niveau de la production et bien-être. Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice [2005, p. 18 et 24] et Serge Latouche [2006, p. 70] déplorent le fait que le PIB ne tienne compte que des outputs et pas des outcomes. Ainsi, Gadrey [2006] considère que le concept de productivité est dépassé parce qu’il serait lié à une économie industrielle et que, dans une économie de services, on ne sait pas bien évaluer le service rendu et surtout l’amélioration de sa qualité. Nous pensons qu’il s’agit d’un faux problème. Pas plus hier dans l’industrie qu’aujourd’hui dans les services, la productivité ne mesure la qualité ou l’utilité de la production : la qualité du service rendu par l’automobile n’est pas intégrée quand on dénombre les automobiles figurant au numérateur du rapport productivité, car, implicitement, la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange est opérée. Ceux qui mettent en avant une difficulté inédite à propos des services pensent-ils que l’on pouvait naguère à la fois mesurer valeur et utilité ou, pire, tirer la première de la seconde ? Ce qui est dépassé, ce n’est pas tant le concept de productivité – qui ne donne ni plus ni moins d’indications qu’autrefois – que l’oubli de la distinction précédente.

Les affirmations d’un certain courant de l’écologie prétendant que, pour prendre en compte la nature dans l’économie, il faut considérer que les ressources naturelles créent de la valeur économique, constituent de graves contresens, en tout point comparables à la croyance libérale selon laquelle le capital – chose morte par excellence – crée de la valeur. L’utilisation de la fonction de production néo-classique Cobb-Douglas à facteurs substituables dans laquelle est introduit, à côté du travail et du capital, le facteur environnemental, témoigne bien d’un ralliement pur et simple à la conception libérale qui impute la création de valeur à chacun de ces facteurs à hauteur de la part que le capitalisme leur attribue sous forme de rémunération. Ainsi, récemment, Yves Cochet [2005], en s’inspirant de certaines études, a cru pouvoir théoriser l’imputation de 50 % de la valeur du PIB au facteur énergie. Or, la décomposition du taux de croissance économique à partir de la fonction de production ci-dessus n’est pas une preuve de la contribution productive de chaque facteur pour plusieurs raisons.

D’abord, cette fonction a été construite pour conserver l’hypothèse selon laquelle la rémunération d’un propriétaire de facteur est égale à ladite « productivité marginale » de ce facteur. Cette règle constitue l’un des piliers de la théorie micro-économique qui en fait la condition de l’utilisation optimale des facteurs de production.

Ensuite, on pourrait ajouter beaucoup d’autres facteurs dans cette fonction et trouver une « justification » de la part que s’approprient leurs propriétaires, et dont la croissance pondérée viendrait atténuer celle imputable aux seuls capital et travail dans une fonction à deux variables. Tout cela est impeccable mathématiquement, mais c’est une aberration économique. Il est d’ailleurs assez cocasse que les néo-classiques et ceux des écologistes qui les imitent parviennent au même résultat pour le « résidu », les uns l’attribuant au progrès technique, les autres à l’énergie. Donc, on mettrait n’importe quel troisième facteur, on aurait un résultat identique. Ce résultat tient en réalité à l’impensé commun à la théorie néo-classique et à la thèse de ces écologistes : seul le travail produit de la valeur nouvelle. Les affirmations selon lesquelles l’énergie apporte une « valeur ajoutée », que la « contribution productive de l’énergie est de l’ordre de 50 %, celle du capital environ de 35 % et celle du travail autour de 15 % », ou qu’elle est le « principal facteur de production », n’ont à proprement parler strictement aucun sens. Imaginons qu’à côté de l’énergie, on mette l’eau, puis l’air, etc. Dirions-nous que la contribution de l’air serait plusieurs fois inférieure ou supérieure à celle de l’énergie, alors que, sans air, on meurt et le feu aussi ? Ou bien que le total des contributions dépasse 100 % ?

Il s’ensuit que l’utilisation d’une fonction de production à facteurs substituables (seule capable de fournir cette décomposition ad hoc pour justifier la répartition des revenus dans le capitalisme) oblige à abandonner un point fondamental de la critique du capitalisme productiviste. Il concerne les intrants dans la production, qui sont largement complémentaires et non pas substituables. Si l’on retient la complémentarité, alors s’impose la notion de facteur limitant : on ne produit rien si on n’a pas d’énergie, mais cela n’autorise pas à en conclure que l’énergie produit 100 % de la valeur (les 100 % seraient d’ailleurs la seule conclusion logique dans cette optique et non pas 50 %), ou bien que « le pétrole crée plus de plus-value que le travail », comme le répètent à l’envi nombre d’écologistes croyant être ainsi meilleurs écologistes, mais montrant la confusion entre l’occasion de la production de plus-value et le « facteur », c’est-à-dire le créateur de la valeur de cette production.

À l’opposé de ces théories sidérantes, il faut redire que la nature a une valeur d’usage qui est incommensurable à toute valeur économique : en l’état naturel, les ressources dites naturelles sont de la richesse, mais n’ont pas de valeur monétaire. La thèse que nous défendons peut être résumée par quatre idées : 1) les ressources naturelles sont des richesses ; 2) elles n’acquièrent éventuellement de valeur économique que par l’intervention du travail humain (une ressource gisant au fond des océans n’a aucune valeur économique si elle est inaccessible ou si l’on ne va pas la chercher) ; 3) elles ne créent pas elles-mêmes de valeur, tout en étant indispensables à la production de richesse et de valeur nouvelles par le travail ; 4) si, en dehors de tout usage, on fait le choix de préserver les équilibres des écosystèmes, c’est au nom de « valeurs » qui ne ressortissent pas à l’économique, mais à l’éthique ou au politique.

La réduction du temps de travail comme prélude à une société non productiviste
L’exemple d’AZF est souvent cité pour illustrer les difficultés à faire converger luttes sociales et luttes écologiques, sans que soit analysé sérieusement le fait que la logique capitaliste met les travailleurs dans l’obligation de se défendre bec et ongles sur des objectifs de court terme. Si la contrainte du chômage n’était pas si pressante, si des garanties de conditions, de revenu, de formation et de reclassement immédiat étaient offertes, les travailleurs ne seraient-ils pas davantage en situation de prendre en compte des objectifs et des intérêts plus globaux et de plus long terme ? La vision que donne Jappe [2003, p. 109-110] d’une « identité objective » entre les intérêts des travailleurs et ceux des capitalistes, et d’un mouvement ouvrier n’ayant fait qu’« assurer l’intégration des ouvriers dans la société bourgeoise », est par trop réductrice.

La durée du travail peut aider à surmonter ces contradictions si elle devient la variable d’ajustement permettant de considérer simultanément le social et l’écologique. Et cela grâce à une RTT qui agisse dans plusieurs directions : contre le chômage ; pour réorienter le partage du revenu global en faveur des travailleurs et diminuer les inégalités ; pour utiliser les gains de productivité à autre chose que produire toujours davantage de marchandises ; pour amorcer une conception du bien-être et des besoins propre à transformer ce que Cornelius Castoriadis [2005] nomme l’« imaginaire » ; pour supprimer le clivage entretenu par le capitalisme (grâce à l’« armée de réserve ») entre ceux qui seront insérés dans le travail productif collectif et ceux qui devraient se contenter en permanence de revenus d’assistance, et permettre à tous de disposer de temps pour des activités sociales autres que le travail.

La relation quantitative qui existe entre la production, la productivité du travail, la durée du travail et le niveau de l’emploi est formalisée simplement ainsi :
si y est le taux de variation de la production, p celui de la productivité horaire du travail, t celui du temps de travail individuel, n celui du nombre d’emplois, (1 + y) = (1 + p) (1 + t) (1 + n).

L’emploi progresse en proportion directe de la production et en proportion inverse de la productivité horaire et du temps de travail. Cette relation est vraie en toutes circonstances, globalement ou dans un secteur quelconque, dans les activités marchandes et non marchandes. Évidemment, cette relation quantitative n’implique aucun jugement sur la qualité de la production ni sur celle des conditions de travail ou des conditions d’utilisation des ressources naturelles. Mais elle est utile pour mettre en évidence le rôle qu’a joué historiquement chacune de ces variables, ou que l’on peut faire jouer à l’une ou l’autre dans l’avenir.

Ainsi, en France, sur deux siècles environ, la production a été multipliée par 26, la productivité horaire du travail a été multipliée par 30, la durée individuelle du travail a été divisée par 2, et l’emploi a été multiplié par 1,75. Quels enseignements tirer de ce constat ?

La croissance économique ne crée des emplois que si, pour une durée du travail donnée, elle est supérieure à la progression de la productivité horaire du travail.

Dans le cas contraire, l’emploi ne peut progresser que si la baisse de la durée du travail fait plus que compenser la supériorité de l’augmentation de la productivité horaire par rapport à l’augmentation de la production. Que serait-il advenu si, au cours des deux derniers siècles, pour les mêmes accroissements de la production et de la productivité horaire, la durée du travail n’avait pas diminué ? Comme le volume horaire de travail nécessaire aurait diminué de 12,5 %, et que la population active comptait 12,871 millions de travailleurs en 1806, elle n’aurait plus été que de 11,262 millions à la fin du XXe siècle. Plus de la moitié de la population active aurait été mise au chômage : nous aurions aujourd’hui plus de 14 millions de chômeurs en France, en sus de la précarité bien entendu, puisque plus il y a de chômeurs, plus la pression s’intensifie sur l’ensemble des salariés, employés ou non. Cependant, il faut se méfier du raisonnement dissociant les évolutions de chacune de ces variables. Ainsi, l’augmentation de la production et celle de la productivité sont liées, bien que, sur le long terme, elles ne soient pas égales. De même, la RTT induit des gains de productivité parce que les heures qui restent travaillées sont plus efficaces quand on est moins fatigué ou parce que les employeurs se débrouillent pour les intensifier. Dès lors, le calcul pour mesurer les impacts respectifs de la croissance et de la RTT sur l’emploi, en faisant comme si l’une des variables restait constante pendant que les autres bougent, est fictif et n’a pour vertu que d’aider à comprendre le mécanisme. En effet, le raisonnement ci-dessus est réversible : si la production était restée constante, l’emploi aurait régressé de 93,3 % avec la productivité et la durée du travail telles qu’elles ont évolué. Ces calculs fictifs n’ont d’autre pertinence que de situer le problème : donner la priorité à l’une ou l’autre des variables est un choix de société, tout en sachant que nous ne sommes pas libres de choisir n’importe quelle combinai- son, puisque ces variables sont liées entre elles.

Les économistes libéraux se gargarisent d’« enrichissement de la croissance en emplois ». Or la notion de contenu en emplois de la production n’est rien d’autre que l’inverse mathématique de la productivité individuelle du travail. Autrement dit, pour une technique donnée, la seule manière d’augmenter le contenu en emplois d’une production donnée est de diminuer le temps de travail pour pouvoir embaucher. La RTT seule crée donc une marge de manœuvre contre le chômage dans ce cas de figure.

Comment la relation entre les quatre variables (production, productivité, durée du travail et emploi) est-elle perçue par les écologistes et les altermondialistes ? Le moins qu’on puisse dire est qu’elle fait toujours débat et qu’elle est même souvent mal comprise. La thèse de la « fin du travail » influence nombre d’écologistes et, surtout, la plupart des partisans de la décroissance pensent que le plein emploi est intrinsèquement lié à une société productiviste. Peu d’entre eux relient les finalités du travail avec la RTT. Quant aux altermondialistes, ils restent partagés entre ceux qui ont plutôt tendance à miser sur la croissance économique pour résorber le chômage et ceux qui font le choix de la RTT pour ne pas séparer l’objectif social et l’objectif écologique.

Qu’est-ce qui influence le choix d’affecter les gains de productivité plutôt à la croissance économique ou à la RTT ? Comme il n’y a aucune loi économique qui s’imposerait naturellement, il s’agit d’un choix de société, donc de type politique, qui en fin de compte dépend du rapport de forces entre les classes sociales.

Si cette hypothèse est correcte, derrière les quatre variables reliées ci-dessus, intervient un autre facteur : celui de la répartition des revenus. Puisque la valeur ajoutée est globalement répartie en salaires et profits et que ces derniers sont affectés soit à l’investissement, soit aux dividendes, alors, plus la part des salaires baisse, moins il y a de possibilités de créations d’emplois. Corrélativement, plus la part des profits augmente, plus il faudrait que ceux-ci soient affectés à l’investissement pour que la demande globale ne fléchisse pas. Or la caractéristique majeure du capitalisme dans sa phase néo-libérale, tout au moins en Europe, est de diminuer la part des salaires et gonfler celle des profits pour les actionnaires et non pour l’investissement : chômage et dividendes vont alors de pair.

Les conséquences à en tirer pour réduire le chômage sont multiples. Si on favorise la création d’emplois par une RTT sans baisse de salaires, cela va dans le sens d’une amélioration de la part salariale. La réduction des inégalités grâce à la RTT, à la revalorisation des bas salaires et au plafonnement des hauts revenus, crée d’elle-même une dynamique sans qu’il y ait besoin d’une activation supplémentaire de la croissance économique. Par le biais de l’impôt, la réduction des inégalités permet aussi de donner un autre contenu à l’activité économique si les ressources publiques accrues sont utilisées pour satisfaire des besoins sociaux.

L’emploi dépend donc de la combinaison de ces divers éléments, mais il y a des combinaisons préférables à d’autres. Compte tenu de la crise écologique et des contraintes de ressources naturelles, il vaut mieux d’ores et déjà, malgré la nouvelle rhétorique de la Banque mondiale [2002] sur la « qualité de la croissance », réorienter l’appareil productif plutôt que de le faire grossir toujours davantage. Le recours à une croissance aveugle pour supprimer le chômage sera d’autant moins nécessaire que la réorientation de la production interviendra rapidement et profondément, que la réduction des inégalités sera résolument engagée et que la RTT accompagnera continûment la productivité.

Le dilemme est alors le suivant : ou bien on pense possible de créer 20 % de plus d’emplois pour supprimer le chômage (l’officiel et le caché) dans un pays comme la France sur une durée raisonnable, par exemple 5 ans, par la seule croissance économique. Ainsi, en supposant que la productivité du travail ne progresse que de 2 % par an, il faudrait une croissance économique de 5,8 % par an, beaucoup plus encore si la productivité progressait plus vite. Ou bien on met en œuvre une RTT réelle représentant l’équivalent de 10 heures par semaine. Ce n’est pas plus irréaliste que de supposer une croissance économique à des taux dépassant les 5 % par an, devenue inenvisageable parce que, dorénavant, sous l’emploi, il y a l’écologie.

Il nous faut donc inventer un nouveau mixage de politiques qui, à court terme, combine une RTT suffisante, afin de créer des emplois pour les chômeurs, une répartition des revenus plus égale et une croissance des biens et services répondant à des besoins sociaux à hauteur des gains de productivité pour ne pas annihiler les possibilités de créations d’emplois. À moyen et long terme, la réorientation de la production, des choix énergétiques, des modes de transport et des normes de consommation sera inévitable. Pour la préparer, les investissements nécessaires à la réparation des dégâts du productivisme, au remodelage des infrastructures, à la recherche et à l’éducation, seront colossaux et ne s’accommoderont pas d’une diminution générale de la production, comme le prônent les partisans de la décroissance. Mais ils impliqueront une transformation radicale du contenu de la production qui devra prendre le pas sur l’objectif de plus en plus absurde de croître infiniment sans savoir ce qu’il est bon de faire croître. C’est dans ce but que la réappropriation sociale des moyens de production retrouve un sens, au même titre que l’extension d’une sphère non marchande pour juguler l’emprise du profit.

Enfin, reste entière la question des transitions. Beaucoup de partisans de la décroissance se sont gaussés de la proposition de décélération de la croissance, comme première étape vers la déconnexion progressive d’un développement qualitatif par rapport à la croissance. Notre hypothèse est que penser et organiser les transitions est indispensable pour parvenir à rendre cohérents entre eux les objectifs et les choix suivants : finalités du travail et de la production, affectation des gains de productivité (entre production et temps libre, entre production marchande et non marchande), répartition des revenus tirés de l’activité économique, répartition des ressources naturelles, répartition des efforts à accomplir entre classes riches et classes pauvres, discrimination entre les productions à augmenter et à baisser.

La ligne de crête entre la « sortie de l’économie » et le productivisme est étroite, il faut bien en convenir. Il ne s’agit pas de « tenter une médiation entre “décroisseurs” et “relanceurs” » ou de « proposer une synthèse entre productivistes et antiproductivistes », mais de réussir le rapprochement entre le social et l’écologie, ce qui est très différent. À cet égard, la sortie de l’économie théorisée par un courant de l’écologie, en entretenant les confusions entre économie et capitalisme, et entre sphère monétaire et sphère marchande, comporte le risque de nier l’importance de la socialisation d’une partie de la richesse permise par l’existence d’un système de protection sociale et de services non marchands. De même, la reconnaissance de biens communs de l’humanité ne relève pas de la sortie de l’économie, mais de la subordination de celle-ci à des exigences politiques.

Puisque le travail est une réalité ambivalente, contradictoire, la priorité n’est-elle pas d’envisager la possibilité que chacun puisse s’insérer dans toutes les sphères de la vie sociale : productives, politiques, culturelles, etc. ? On n’a pas besoin de supposer une « fin du travail », ni même de trancher entre les visions théoriques contradictoires du travail, pour mettre en œuvre une RTT continue et partagée. Non seulement économiser le travail relève du même principe qu’économiser les ressources de la planète, mais, de plus, le premier peut être une condition du second. Certes non suffisante, mais sur laquelle tous ceux qui veulent harmoniser le social et l’écologie pourraient au moins s’accorder, dès lors qu’ils ont compris que changer les rapports de production ne pouvait plus aller sans changer la production et réciproquement.

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