Hors champ - Fragments

dimanche 8 janvier 2012, par Bernard CHARBONNEAU

Ces textes sont extraits du livre de Bernard Charbonneau : Une seconde
nature, 1981.

Des grandes fonctions sociales
Qui parle de la société, ancienne et nouvelle, parle de l’univers. Mais dans le tout, il distingue bientôt des fonctions sociales. Si l’on s’en tient au langage commun, ces grands Organes du corps social se ramènent à cinq : la Religion, la Science (la Technique), l’Art (la Culture), l’Economie, la Politique (l’État). À quoi correspondent les grandes catégories sociales (prêtres, savants, artistes, industriels et trafiquants, princes et fonctionnaires). Ces fonctions tiennent une place plus ou moins voyante selon les sociétés : ainsi la Religion, d’officielle et institutionnelle dans celle d’hier, devient privée et spontanée dans la nôtre.

Toutes sont indispensables à la vie de la société et par conséquent à celle de leurs membres. Au premier abord il ne vient pas à l’idée de les critiquer en tant que telles, mais seulement, comme les sociologues, de dénoncer leurs « dysfonctions ». Pourtant, comme toute autre réalité, ces grandes fonctions sont ambiguës. Ont-elles en effet pour but de servir les hommes qui composent la société et les fins que poursuit l’esprit humain, ou bien de les intégrer dans telle ou telle collectivité particulière ? Cette puissance d’intégration, et aussi de désintégration, devient aujourd’hui si grande que le moment semble venu de critiquer la religion, la science, l’art, l’économie et la politique – c’est-à-dire la société – en tant que tels. L’entreprise paraît ancienne, depuis les Grecs et les Juifs, des individus la pratiquèrent sur tel ou tel détail ou avatar. Mais de cette vertigineuse cote 2000 où nous a hissés le cours du temps nous avons maintenant vue sur l’ensemble.

M’attaquant tout d’abord à la société d’hier, je parlerai de la fonction fondamentale : la Religion. Dans la nôtre elle est en mue, ce qui ne veut pas dire qu’elle disparaisse. Tant qu’il y aura un esprit humain il cherchera le Sens ; et tant qu’il y aura des êtres sociaux, il leur faudra des mythes et des rites. La Religion persiste, mais comme les institutions perdent leur forme sacrée, l’énergie religieuse se répand au petit bonheur dans la société où elle se manifeste à l’état sauvage, notamment en politique. Mais ni l’économie, ni l’art, ni même la science ne sont exemptes de cette contradiction.

Bien que moins générale, la critique de la politique est elle aussi assez répandue. Mais sauf l’exception de quelques anars, c’est toujours la dénonciation de celle d’en face : et elle est animée par la foi en une politique – un État – idéale qui assurerait la Justice et la Liberté sur terre.

La critique de l’économie est encore moins fréquente dans nos sociétés qui se disent industrielles. Jusqu’à ces derniers temps, l’opposition ne dénonçait les vices de l’économie que pour proposer de produire encore plus. La production reste la vérité œcuménique d’un monde où l’économie remplit semble-t-il avec la Politique le vide laissé par la religion. Et désormais ce sont elles qui nous mystifient.

Enfin deux fonctions sociales restent aujourd’hui à peu près taboues, bien que ce tabou s’opère par des voies très différentes : celles de la science et de l’art. Il semble en effet que dans des pays les plus avancés les évidences de la production et de la croissance soient mises en cause par quelques marginaux, bientôt suivis par la technostructure. Par contre si la technique est parfois critiquée, la science reste en général au-dessus de tout débat comme autrefois la religion, car c’est à elle d’en fixer les termes ; n’était-ce quelques critiques prophétiques de Nietzsche concernant la science en tant que telle.

Quant à l’art, tant qu’il ne sort pas du domaine où la société l’enferme, il est encore plus tabou que la science, Car si l’on tolère avec une douce indulgence qu’un artiste s’attaque à la science, nul savant ne critiquera l’art : ces deux territoires n’ont pas de frontières communes. Et si quelque savant dénonce un jour la « littérature », c’est précisément lorsque, cessant d’être littéraire, elle menacera le territoire de la science en s’attaquant à la réalité matérielle et humaine et en s’efforçant de la juger au lieu d’en divertir. Alors Bébé sera renvoyé avec pertes et fracas à sa nursery.

Encore plus que Cosinus, l’artiste est l’innocent du village. Pourtant, pas plus que la science, l’art n’est innocent. S’il y a une fonction sociale ambiguë, c’est bien celle-ci. Car plus l’art devient l’art, plus ce mot signifie qu’il est hors du sens, de la vie quotidienne et pratique. Quand l’art a un sens, comme aujourd’hui en URSS, il n’y a plus d’art. Il sous-entend que toute beauté et poésie sont le fait d’individus ou d’instants privilégiés. L’art camoufle, il compense les réalités de la misère et de la servitude ; ce sont les sociétés les plus pauvres et les plus despotiques qui ont parfois l’art le plus brillant. La société cultive ainsi l’abcès de fixation sans quoi les toxines du rêve et de la révolte envahiraient son corps. Dans nos sociétés industrielles, l’art est l’alibi du prosaïsme et de la laideur : les musées se multiplient quand la grisaille envahit les rues, et le site classé annonce que tous les autres vont disparaître.

Aussi n’y a-t-il pas de fonction plus conformiste. C’est l’art qui fournit son décor au théâtre social, et à sa classe dirigeante les ors qui la désignent au respect des inférieurs. Hypocrisie de l’art, notamment moderne. Identifié à la gratuité et au luxe il est sous le signe, en même temps que de l’amour fou, du prix fou. Identifié à la liberté il est enchaîné à la finance autant que l’industrie, et au prince autant que la cour. L’art est indissociable de la hiérarchie sociale. Même inconnu, l’artiste est noble, et le mythe même du peintre maudit montre bien quel scandale il y a à refuser au génie fortune et notoriété ; heureusement que tôt ou tard il vaut des milliards. Comme en témoigne naïvement Balzac, être un artiste, c’est loger en un galetas en attendant de coucher avec les duchesses. C’est en vain qu’aujourd’hui travaillés par la mauvaise conscience les artistes se déguisent en anarchistes ou en marxistes, la bourgeoisie leur colle à la peau. Et c’est dans la société en progrès où l’un parle « d’art pour le peuple », que le mouvement de la mode se précipite, réservant toujours plus strictement la connaissance et l’usage des signes de l’art à la fine pointe de l’élite cultivée.

Ma liberté, que je retrouve en mon prochain, m’oblige à contester la religion : celle de mon temps. Si Dieu est Dieu, qu’il le démontre en me forçant à plier le genou. Et Dieu aujourd’hui c’est la Science dont je dois débattre parce qu’elle fait de l’homme et de son univers un objet qu’elle manipule. Et je dois aussi prendre mes distances vis-à-vis de l’économie qui transforme tout en produit et en marchandise. Je refuse de m’identifier à l’Etat qui sera toujours tant soit peu caserne ou prison. Ces fonctions sont nécessaires, je le sais, raison de plus pour s’en méfier.

Et je ne me laisserai pas éblouir par les splendeurs dorées de l’iconostase. Je contesterai l’art aussi bien que la religion, l’économie ou la politique, mais pour la raison inverse. Je prétends que la qualité de la vie est aussi nécessaire que la quantité ; l’existence confond ce que notre société distingue. J’ai besoin de beau comme d’air pour vivre : le bleu du ciel, c’est d’abord pour moi de l’ozone.

J’ai besoin de voir ; il me faut l’or du soir sur des Pyrénées d’améthyste, et non leur reflet photographié on peint. Pour tableau, j’ai besoin d’ouvrir mes volets sur une campagne ou une place que mes yeux se régaleront à contempler. C’est mon pain quotidien, ma fête. J’ai besoin que la belle, courbe de l’outil épouse ma main comme le symbole qui l’orne mes raisons. Je leur donnerai le galbe et l’élan de la houle.

De l’art sacré
À l’origine il n’y en a pas d’autre. Pas de conte qui ne soit un mythe, de signe qui n’évoque un dieu. Nous l’avons oublié ; mais pourtant, rosace ou soleil, la fleur magique s’épanouit toujours au linteau de la porte. Qu’elle est belle ! – Aujourd’hui c’est tout ce que nous trouvons à dire…

Pas de roi, pas de sociétés nues. Elle n’est elle-même que drapée dans de brillants oripeaux que lui ont tissés d’humbles artisans qualifiés plus tard de poètes ou d’artistes. Mais pour être dissimulée dans un splendide fourreau, la lame n’en est que plus terriblement nue.

L’art est la fonction collective par excellence. Le style, c’est la société ; plus on s’élève dans la hiérarchie, plus les marches de l’autel resplendissent d’or. L’art est l’expression de la foi et du lien commun, là où ils sont le plus fort, le style est le plus strict : la société qui n’en a pas n’est pas. Aussi à la source, où l’eau est la plus pure et le jaillissement le plus dru, pas question de création individuelle ; les temples et leurs idoles ont pour auteurs des dieux dont les architectes et les sculpteurs ne sont que les manœuvres. Pas de discours sur la magie de l’art, il l’est. La splendeur du style naît du frisson de la terreur sacrée par quoi les Sociétés manifestent leur divinité. Dans tout grand style s’exprime l’orthodoxie, l’absolu, en quoi s’anéantit l’individu. L’implacable beauté des idoles mayas évoque les charniers sur lesquels elles ont régné, et la haute flamme rose qui s’épanouit à la voûte des Jacobins de Toulouse est celle-là même des bûchers de l’Inquisition qui a édifié l’église.

Qu’il faut être superficiel pour s’en tenir à, la forme, pour être un esthète ! La rigueur du style est celle de la société. Dans celles qui s’humanisent, comme dans la Grèce de Praxitèle, la magie des formes se perd, ou bien elles se brouillent, comme au XIXe siècle. Et quand les religions politiques du XXe reconstituent la totalité sociale, le grand style ne se manifeste pas dans la peinture ou la littérature, mais dans les messes révolutionnaires et militaires. C’est à Nuremberg ou dans les parades de la Wehrmacht, et non dans les fades chromos des artistes de service qu’il faut chercher l’art du IIIe Reich ; de même pour la Russie de Staline. Leur style est celui de l’Assyrie. Le trait qu’une société incise dans la pierre est celui-là même quelle taille dans la chair. Mais il arrive parfois, un bref instant, quand le lien trop tendu est au point de se rompre, que la liberté s’éveille dans la foi, la raison, la nature et la loi intactes. Alors les dieux de l’Acropole frémissent, et Don Juan se dresse à l’appel du Commandeur. Mais si brève est l’éblouissante acmé qui annonce la foudre ! Et si long l’interminable roulement de la nuée…

Du Beau Dieu au dieu Beau
Paix ou guerre, terre ou mer, jusqu’au XVIIIe siècle la richesse et la puissance ne sauvaient guère de la souffrance et de la mort qui cernaient de partout les hommes, seulement de la faim. Sur la galère réale, juste au-dessus de la chiourme puante, l’empereur reposait sur des coussins de soie sous un dais frangé d’or ; d’un instant à l’autre le moindre caprice de la mer pouvait l’en chasser. Ce dont il s’était vengé sur les bals en ordonnant à ses sculpteurs de tailler de glorieuses tempêtes dans le cœur de chêne de l’étrave. Si l’eau venait à manquer, il n’avait qu’un signe à faire, dix serviteurs se précipitaient lui en apporter les dernières gouttes dans une aiguière d’oricbalque aux anses de vermeil ; le plus grand orfèvre de Rome leur avait donné l’élan des vagues écumantes. Mais Benvenuto lui-même n’avait rien pu contre l’étouffement du casque et de la cuirasse et, ne pouvant vaincre l’acier, il l’avait furieusement damasquiné. Pour la parade et la bataille, le prince l’ornait d’une écharpe de soie rose.

C’est ainsi que le maigre surplus arraché aux pestes et aux famines d’Europe s’investissait dans le rêve et l’apparence qui, sculptés dans le plus dur et le plus durable, devenaient réalité. Pour le peuple, on continuait à bâtir des églises où des miroirs appelés retables interposaient leurs tourbillons d’or entre lui et le noir du quotidien. Ces fausses portes triomphales, ces ciels peints où fuyaient des anges lui ouvraient l’illusion d’une issue. Mais Dieu s’était fait prince, il habitait son église devenue palais. Entre les colonnes et les gardes figés en cariatides les portraits équestres lui renvoyaient son image. Un mur, plus formidable encore que celui des bastions parce que non seulement édifié de blocs parfaitement joints, mais camouflé par l’Art, repoussait la souffrance et la mort dans les ténèbres extérieures. Ceci avec d’autant plus de fièvre et de délires que l’impuissance, le frisson et l’épidémie rôdaient, invisibles dans les avenues glacées des gloires impériales ou monarchiques.

Nous n’avons plus d’églises et ne dépensons guère pour orner nos palais. La Science a rendu semble-t-il pareille magie inutile. Nos princes n’ont plus besoin de glorifier ainsi leur pouvoir, ils l’ont. Ils n’ont même rien d’autre, ils n’ont qu’à presser sur un bouton pour survoler la terre dans un fauteuil. L’efficacité de nos armes ne réclame plus qu’on les orne d’une tête de Gorgone : elles le sont. Tandis que notre monde s’encombre d’hommes et de produits, il devient nu : comme nos murs, nos engins se suffisent à eux-mêmes. Nous avons fait reculer l’adversaire. Mais nulle cuirasse damasquinée ne nous protège plus de lui.